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Sa première rencontre avec Maz Odiédine Manma se produisit à l’occasion d’un dit où il raconta l’histoire d’un jeune villageois des contreforts de Silong (Odiédine disait « Silong », sans article), qui rêvait qu’il savait voler. Ses rêves étaient si fréquents et si évocateurs qu’il finit par les prendre pour la vie réelle. Il décrivait les sensations du vol, les choses qu’il voyait de là-haut. Il dessinait des cartes des pays inconnus qu’il avait découverts. Les gens venaient l’écouter parler et admirer ses superbes cartes. Mais un jour, alors qu’il descendait la gorge d’un torrent à la recherche d’une éberdine égarée, il perdit l’équilibre, tomba et se tua.

L’histoire s’arrêtait là. Odiédine Manma n’émit aucun commentaire et nul ne posa de question. Le dit se tenait au domicile des maz Ottiar et Uming. Par la suite, elle parla à Maz Ottiar Uming de ce récit, qui l’avait laissée perplexe.

— Le partenaire d’Odiédine, Manma, a fait une chute mortelle à l’âge de vingt-sept ans, dit la vieille femme. Ils étaient maz depuis un an à peine.

— Et Manma racontait des rêves où il volait ?

Ottiar Uming secoua la tête.

— Non. C’est le récit, yoz. Le récit d’Odiédine Manma. Celui qu’il raconte. Le reste du dit est fait par son corps.

Elle parlait des exercices. Odiédine était un professeur de gymnastique très respecté.

— Je vois, dit Sutty.

Et elle s’en fut, pour réfléchir au dit.

Elle savait une chose, elle avait appris une chose, sans aucun doute, ici, à Okzat-Ozkat : elle avait appris à écouter. À écouter, à entendre, à continuer d’écouter ce qu’elle avait entendu. À emporter les mots avec soi et à les réécouter en pensée. Si le talent des maz était de dire, celui des yoz était d’écouter. Ainsi qu’ils aimaient les uns comme les autres à le souligner, l’un n’allait pas sans l’autre.

5.

Si l’hiver n’apporta guère de neige, un froid intense descendit sur la région ; des vents coupants soufflaient de l’immense chaîne au nord et à l’ouest. Iziézi emmena Sutty dans un magasin de vêtements d’occasion où elle acheta un manteau de cuir usé mais solide revêtu de la toison soyeuse qu’on avait laissée sur la peau. La doublure de la capuche, légère et duveteuse, provenait de la fourrure d’un animal des montagnes dont Iziézi dit simplement :

— Il n’en reste plus. Trop de chasseurs.

Selon elle, le cuir n’était pas de l’éberdine, comme Sutty l’avait cru, mais de la minule, un animal qui vivait à plus haute altitude. Le manteau lui descendait jusqu’aux genoux et recouvrait le haut de bottes montantes fourrées. Celles-ci étaient neuves, faites de matériaux synthétiques, et destinées à la marche en montagne. Les adeptes de l’ancien adoptaient sans mal l’innovation, tant qu’elle constituait un progrès et que son emploi ne changeait rien au mode de vie. Sutty voyait là un conservatisme viscéral, mais raisonnable. Pareille attitude était évidemment la bête noire d’un système économique bâti sur une croissance exponentielle.

Sutty courut les rues glaciales dans son vieux manteau et ses bottes neuves. En hiver, à Okzat-Ozkat, les citadins avec leurs vieux manteaux de cuir aux capuches fourrées côtoyaient les bureaucrates avec leurs manteaux à capuche en tissu artificiel aux couleurs vives – pourpre, rouille, bleu – de leurs uniformes et tout le monde se ressemblait au sein de ces deux groupes, deux fraternités d’anonymes unies par le froid impitoyable. Quand on entrait dans une maison, la chaleur était source de plaisir, de réconfort et d’un sentiment confraternel. Par un âpre soir bleuté, après avoir grimpé ou descendu non sans mal des rues en pente raide, se retrouver à l’intérieur d’une petite pièce mal éclairée et mal aérée, se rapprocher du chauffage – électrique, car il n’y avait guère de bois, par ici, faute d’arbres capables de pousser à pareille altitude, alors que l’énergie fournie par les eaux glaciales de l’Éréha abondait –, ôter ses mitaines, se frotter les mains, qui paraissaient soudain si nues, si délicates, contempler les autres visages brûlés par le vent, aux cils enrobés de glace, entendre crépiter le petit tambourin et murmurer une voix douce qui énumérait les rivières de l’Hoying et expliquait de quelle façon elles s’unissaient les unes aux autres, ou disait l’histoire d’Ézid et Anaméma sur la montagne de Gama, ou décrivait comment le Conseil de Mez avait levé une armée contre les barbares de l’Ouest… tout cela fut pour Sutty, au long de cet hiver-là, un véritable délice toujours renouvelé.

Les barbares de l’Ouest, c’étaient les Dovziens, elle le savait, désormais. Presque tout ce que les maz enseignaient, légendes, histoire, philosophie, plongeait ses racines à l’est et au centre du grand continent et remontait à des siècles, à des millénaires. Rien ne venait du Dovza, à part la langue qu’ils parlaient à présent, et celle-ci regorgeait de mots de rangma, la langue originelle de la région, et d’autres langues encore.

Les mots. Un monde fait de mots.

Il y avait de la musique ; certains maz chantaient des chansons pareilles à celles que Tong Ov avait enregistrées à la capitale. Sutty les enregistrait quand elle le pouvait, bien que sa déficience en matière de musique lui interdise de les apprécier. Il y avait eu des arts, sculpture, peinture, tissage, qui utilisaient les symboles de l’Arbre et de la Montagne et des personnages et des événements issus des légendes et des récits historiques. Il y avait eu de la danse, et il subsistait diverses formes d’exercice physique et de méditation. Mais, en premier comme en dernier lieu, il y avait les mots.

Quand les maz posaient sur leurs épaules l’insigne de leur office – un pan de gaze rouge ou bleue –, ils passaient pour détenteurs d’une autorité ou d’une puissance sacrée. Dès lors, les paroles qu’ils prononçaient relevaient du Dit.

Quand ils ôtaient leur écharpe, ils retrouvaient un statut ordinaire, n’étant plus investis d’aucune autorité spirituelle ; leurs propos ne pesaient pas davantage que d’autres propos. Bien sûr, il y avait des gens pour vouloir leur attribuer une autorité permanente. Tout comme les membres de la tribu de Sutty, beaucoup d’Akiens désiraient suivre un chef, faire d’un salaire un tribut, placer le fardeau de la responsabilité sur les épaules de quelqu’un d’autre. Mais les maz avaient tous la modestie chevillée au corps. Ils ne se voyaient pas en figures charismatiques. Maz Imyen Katyan était l’homme le plus aimable que Sutty ait jamais rencontré, mais le jour où une femme lui donna du « munan », un titre révérenciel que l’on réservait aux maz célèbres des récits historiques et légendaires, il se fâcha tout rouge :

— Comment osez-vous m’appeler ainsi ?

Puis, après avoir recouvré son calme :

— Quand je serai mort depuis cent ans, yoz.

De l’avis de Sutty, l’activité professionnelle des maz se faisant hors la loi, non sans risques, cette modestie, ce profil bas, étaient choses récentes. Lorsqu’elle s’en ouvrit à Maz Ottiar Uming, pourtant, la vieille femme secoua la tête.

— Oh, non. Il faut se cacher, pour garder le secret, oui. Mais les maz du temps de mes grands-parents vivaient ainsi. Nul ne peut porter l’écharpe sans cesse ! Même pas Maz Élyed Oni… Bien sûr, c’était différent dans les umyazu.

— Parlez-moi des umyazu, Maz.

— C’étaient des lieux bâtis de telle sorte que l’énergie pouvait s’y concentrer. Des lieux pleins d’existence. Pleins de gens qui disaient et écoutaient. Pleins de livres. Il y avait des umyazu partout. Ici, à Okzat-Ozkat, il y en avait un là où se trouve le Collège et un autre sur le site de la carrière de pierre ponce. Et jusqu’à Silong, dans les hautes vallées, sur les routes commerciales, il y avait des umyazu, des lieux de pèlerinage. En bas, là où les terres sont riches, il y avait d’immenses, de superbes umyazu où vivaient des centaines de maz qui passaient leur temps à se rendre visite les uns les autres. Ils conservaient les livres, les écrivaient, ils tenaient des archives, et disaient. C’est à cela qu’ils consacraient leur vie, voyez-vous. Ils pouvaient être là où était le dit, toujours. Les gens allaient les voir afin de l’entendre, afin de lire les livres dans les bibliothèques. On y allait en procession, avec des drapeaux rouges et bleus. On y allait et on y restait tout l’hiver, parfois. On économisait des années pour payer les maz et la pension. Ma grand-mère maternelle m’a raconté son pèlerinage à l’umyazu rouge de Tenban. Elle avait onze, douze ans. Il a fallu un an pour l’aller, le séjour et le retour. On était aisé, dans sa famille, ils ont tous voyagé en chariot tiré par des éberdines. Vous savez, nul n’avait de voiture ni d’avion. La plupart allaient à pied. Mais tous brandissaient des drapeaux et portaient des rubans. Rouges et bleus.