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Ottiar Uming rit de plaisir à l’idée de ces processions.

— La mère de ma mère a écrit l’histoire de ce voyage, ajouta-t-elle. Je la retrouverai et je la dirai un de ces jours.

Son partenaire, Uming Ottiar, dépliait une immense feuille de papier cartonné sur une table dans l’arrière-salle de leur épicerie. Ottiar Uming alla l’aider et, afin de les tenir en place, posa une pierre noire polie aux quatre coins. Puis ils invitèrent leurs cinq auditeurs à s’avancer, à saluer la feuille du signe de la montagne et à étudier le graphique et les inscriptions. Ils la présentaient toutes les trois semaines et Sutty venait chaque fois. Ça avait été son introduction formelle au système de pensée de l’Arbre. Cette feuille, le bien le plus précieux du couple, un don de leur maz tuteur cinquante ans auparavant, était une carte ou un mandala magnifiquement peint du Un qui est Deux engendrant les Trois, les Cinq, la Multitude, la Multitude engendrant à son tour les Cinq, les Trois, les Deux, le Un… Arbre, Corps, Montagne, inscrits dans ce cercle qui était tout et rien. De petites silhouettes délicates, animaux, personnes, plantes, pierres, fleuves, aussi vives que des flammes, composaient les formes principales, qui se divisaient, se rejoignaient, se fondaient les unes aux autres et dans l’ensemble – l’unité faite de l’infinie diversité, le mystère révélé au grand jour.

Sutty adorait l’étudier, adorait essayer de déchiffrer les inscriptions et les poèmes qui l’entouraient. La peinture était belle, la poésie belle, difficile, le graphique entier était une œuvre d’art, passionnante, éclairante. Maz Uming s’était assis et, après quelques coups de tambourin, il entonna une des psalmodies interminables qui accompagnaient les rituels et bien des dits. Maz Ottiar lut et discuta de certaines des inscriptions, lesquelles remontaient à quatre ou cinq siècles, d’une voix douce, pleine de silences. Tout bas, hésitants, les étudiants posaient des questions, et elle leur répondait sur le même ton.

Puis elle se recula, s’assit et reprit la psalmodie avec des zézaiements de moucheron tandis que le vieil Uming, à moitié aveugle, se levait pour parler d’un des poèmes d’une voix épaissie par son attaque.

— Il est de Maz Niniu Raying, et date de cinq, six, sept cents ans, hein ? Il est dans La Charmille. Quelqu’un l’y a inscrit, un bon calligraphe, parce qu’il parle de la façon dont les feuilles de l’Arbre périssent mais reviennent toujours, tant que nous les voyons et que nous les disons. Tenez, là, le poème dit : « Le mot, l’or d’après l’automne, rend sa gloire à la branche. » Et au-dessous quelqu’un a écrit, plus tard : « La vie de l’esprit est le souvenir. »

Il leur sourit, d’un sourire en coin, complice.

— Vous vous en souviendrez, hein ? « La vie de l’esprit est le souvenir. » N’oubliez pas !

Il rit, ils rirent. Et pendant ce temps-là, dans l’épicerie, le petit-fils des maz laissait le système audio brailler, afin que la musique entraînante, les exhortations et les bulletins d’information couvrent la poésie illicite, le rire proscrit.

Il était regrettable, mais pas surprenant, dit Sutty à son noteur, qu’un vieux système populaire mêlant cosmologie, philosophie et discipline spirituelle contienne toutes sortes de superstitions et menace de verser dans les charlataneries, terme dont elle usait à part elle. La jungle des significations possédait ses marécages, elle finissait par s’embourber dans certains d’entre eux. Quelques maz se disaient détenteurs de connaissances occultes, de pouvoirs surnaturels. Elle savait, aussi lassantes que leurs prétentions lui paraissent, qu’il lui était difficile de séparer l’utile du reste, aussi notait-elle en détail les informations qu’elle leur achetait sur l’alchimie, la numérologie et les lectures littérales des textes symboliques. Ils lui vendaient à prix d’or et à regret des bouts de texte et de méthodologie, en entrelaçant les négociations de sinistres avertissements sur les dangers d’un savoir aussi puissant.

Elle détestait par-dessus tout les lectures littérales. Du point de vue esthétique, elles étaient ridicules et gênantes, et elle savait que de telles pratiques fondamentalistes étaient une des principales manières par lesquelles les religions en venaient à trahir les intentions de leurs fondateurs. Mais elle les enregistrait dans son noteur, qu’elle avait déjà vidé dans un cristal mémoriel à deux reprises, puisqu’elle ne pouvait guère transmettre le bon grain et l’ivraie qu’elle amassait.

Du fait de la distance, et du contrôle sur les moyens de communication, il lui était impossible de consulter Tong Ov sur l’usage qu’elle devait faire (ou que lui voulait faire) de ce matériel. Elle ne pouvait même pas lui dire qu’elle l’avait recueilli. Le problème perdura, et s’aggrava.

Parmi les charlataneries, elle en trouva d’un genre qui lui sembla unique : un système de sens occultes attribués aux traits qui formaient les caractères écrits et aux traits et aux points qui définissaient le temps du verbe, le mode, le cas nominatif, l’Action, l’Élément (car toute chose trouvait sa place dans les catégories des Quatre Actions et des Cinq Éléments). Chaque caractère de l’écriture ancienne devenait donc un code interprétable par des spécialistes qui tenaient un peu le même rôle que les lecteurs d’horoscope au pays natal de Sutty. Elle découvrit que rares étaient les habitants d’Okzat-Ozkat, y compris parmi les officiels corporatistes, à entreprendre un acte important sans convoquer en premier lieu un « lecteur de signes » qui écrivait leur nom et autres termes pertinents puis, après les avoir étudiés, après s’être référé à des graphiques et des diagrammes impressionnants de complexité, les conseillait et leur faisait ses prédictions.

— C’est le genre de choses qui me fait sympathiser avec le Moniteur, dit-elle à son noteur avant d’ajouter : Non. En fait, le Moniteur veut la même chose de ses propres charlataneries. De ses charlataneries politiques. Tout bien rangé, sous clé, bien maîtrisé. Mais cette maîtrise, il y a renoncé, comme eux.

Bon nombre des pratiques qu’elle découvrait avaient des équivalents sur Terre. Les exercices, à l’instar du yoga et du taï chi, étaient à la fois physiques et mentaux : une discipline de vie qui menait à l’éveil de l’esprit, à un état de transe ou à une vigueur martiale, selon le style choisi et le désir du pratiquant. On recherchait apparemment la transe sans arrière-pensée, en tant qu’expérience de l’immobilité et de l’équilibre plutôt qu’en tant que satori ou communion mystique. La prière… Au fait, et la prière ?

Les Akiens ne priaient pas.

Cela lui semblait si étrange, si peu naturel, qu’elle se demanda si elle comprenait bien ce qu’était la prière.