— Les animaux n’ont pas de langage. Ils ont leur nature. Vous voyez ? De par leur nature ils savent suivre le chemin, où aller, où passer. Nous sommes des animaux sans nature. Des animaux sans nature ! Quelle drôle de chose ! Il nous faut parler du chemin, y réfléchir, l’étudier, l’apprendre. Nés pour être raisonnables, nous sommes donc ignorants. Vous voyez ? Si personne ne nous enseigne les mots, les idées, nous restons ignorants. Si personne ne montre à un enfant de deux ou trois ans comment chercher le chemin, et à quoi ressemble le chemin, il se perd dans la montagne, pas vrai ? Et il meurt, dans la nuit, dans le froid. C’est comme ça. Oui.
Il se balança un peu sur lui-même.
À l’autre bout de la petite pièce, Maz Ottiar tapotait son tambour et murmurait une chronique des jours anciens à son unique auditeur, un enfant de dix ans presque assoupi.
— Donc, reprit-il, sans le dit, les pierres, les plantes, les animaux se débrouillent, mais pas les gens. Ils s’égarent. Ils ne savent pas reconnaître une montagne de son reflet dans une flaque. Ni un sentier d’une falaise. Ils font du mal : à eux-mêmes, aux autres, au reste du monde. Ils font mal aux animaux parce qu’ils sont en colère. Ils se disputent, ils se trompent les uns les autres. Ils veulent trop. Ils négligent les choses. Ils ne plantent pas les récoltes. Ils plantent trop de récoltes. Les rivières sont souillées de merde, la terre de poison. Les gens mangent de la nourriture empoisonnée. Tout est confusion. Tout le monde est malade. Personne ne s’occupe des gens malades, des choses malades. Pourtant c’est mal, très mal, pas vrai ? Car c’est notre travail, de nous occuper des choses, pas vrai ? De nous occuper des choses, de nous occuper les uns des autres ? Qui le ferait, à notre place ? Les arbres ? Les rivières ? Les animaux ? Ils ne font que ce qu’ils sont. Mais nous, nous sommes ici, alors nous devons apprendre à être, à faire les choses, à les aider à aller dans le sens où elles ont besoin d’aller. Le reste du monde sait ce qu’il a à faire, connaît le Un et la Multitude, l’Arbre et les Feuilles. Tout ce que nous savons, c’est comment apprendre. Comment apprendre, comment parler, comment dire le monde. Si nous ne disons pas le monde, nous ne le connaissons pas. Nous nous y égarons, nous mourons. Mais nous devons le dire bien, le dire dans sa vérité. Pas vrai ? Prendre garde et le dire dans sa vérité… ce qui a échoué. En bas, au Dovza, ils se sont mis à dire des mensonges. Ces faux maz, ces munan, ces maz patrons. À dire aux gens que personne d’autre ne savait la vérité, que personne d’autre ne pouvait parler, que chacun devait dire les mêmes mensonges qu’eux. Traîtres ! Usuriers ! Ils égarent les gens pour de l’argent ! Ils s’enrichissent par leurs mensonges ! Ils disent aux gens ce qu’ils doivent faire ! Pas étonnant que le monde ne tourne plus rond ! Que les policiers dirigent tout !
Le vieil homme, le visage cramoisi, agitait sa main valide comme s’il tenait un bâton. Sa femme se leva, vint à lui, et lui mit le tambourin et la baguette entre les mains, le tout sans interrompre sa mélopée. Uming se mordit la lèvre, secoua la tête, grimaça, donna un coup plutôt appuyé sur le tambourin, et reprit la récitation à la ligne suivante.
— Je suis navrée, dit Sutty à Ottiar lorsque la vieille femme l’accompagna à la porte. Je n’avais pas l’intention de mettre Maz Uming en colère.
— Oh, ça ne fait rien. Tout ça se passait avant ma/notre naissance. En bas, au Dovza.
— Vous ne faisiez pas partie du Dovza, à cette époque ?
— On est du Rangma, par ici. Mes/nos grands-parents parlaient rangma. On parlait à peine dovzien jusqu’à ce que la police de la Corporation oblige tout le monde à le faire. Ils détestaient ça ! Ils ont gardé le pire accent possible !
Sutty sourit en réponse à son sourire enjoué ; mais elle descendit la rue perdue dans ses pensées. La tirade d’Uming à l’encontre des « maz patrons » concernait la période qui précédait le règne de la Corporation dovzienne, l’arrivée des « policiers », voire celle des Premiers Observateurs de l’Ékumen. Il lui venait soudain à l’esprit que les centaines de récits historiques ou non qu’elle avait entendus parlaient d’événements sur tout Aka, sauf au Dovza ; et de l’ancien temps. Aucun ne concernait la venue des outremondains, la prise de pouvoir par l’État corporatiste ou un événement des soixante-dix dernières années.
— Iziézi, dit-elle ce soir-là, qui étaient les maz patrons ?
Elle aidait sa logeuse à peler une sorte de champignon dont la saison commençait dans les collines, là où la neige fondait, et qui poussait au bord des couloirs de dégel. On l’appelait demyedi, premier-du-printemps ; il avait un goût de neige, et il servait à équilibrer la saveur poivrée des pousses de banam et la richesse du poisson-huile, ce qui gardait l’écorce fine et le cœur léger. Quelles que soient les erreurs et les méprises qu’elle ait pu commettre sur ce monde, elle avait appris quand, pourquoi et comment préparer la nourriture.
— Oh, c’était il y a longtemps. Ils se sont mis à régenter tout le monde, au Dovza.
— Il y a cent ans ?
— Peut-être bien.
— Et « les policiers » ?
— Oh, eh bien, les bleu et marron.
— Juste eux.
— Ah, j’imagine que, pour nous, tous ces gens-là sont la police. Les gens d’en bas, de Dovza… Ils ont arrêté tous les maz patrons, puis commencé à arrêter tous les maz. Quand ils ont envoyé des soldats ici pour arrêter des gens dans les umyazu, on s’est mis à les appeler les policiers. On appelle les skuyen des policiers, aussi. Ou on dit : « Ils travaillent pour la police. »
— Les skuyen ?
— Ceux qui parlent des choses illégales aux Dovziens. Des livres, des dits, tout… Pour de l’argent. Ou par haine.
Sur ces derniers mots, la voix suave d’Iziézi changea. Son visage se ferma, sous l’effet de la souffrance.
Les livres, les dits, tout. Ce qu’on préparait à manger. Avec qui on faisait l’amour. Comment on écrivait « arbre ». Tout.
Pas étonnant que le système soit incohérent, fragmenté. Ni que le monde d’Uming ait cessé de tourner. L’étonnant, c’était qu’il en restât quoi que ce fût.
Le lendemain matin, comme si sa prise de conscience l’avait arraché du néant, elle croisa le Moniteur dans la rue. Il ne lui accorda pas un regard.
Quelques jours plus tard, elle voulut rendre visite à Maz Sotyu Ang, et trouva son magasin fermé. Ce n’était jamais arrivé depuis qu’elle résidait ici. Elle demanda à un voisin qui balayait le pas de sa porte s’il devait revenir.
— Je crois que le producteur-consommateur est absent, dit l’homme.
Élyed avait prêté à Sutty un vieux livre magnifique – prêté, voire donné.
— Gardez-le, il est en sécurité avec vous, avait-elle dit.
C’était une anthologie de poèmes des îles Orientales, un trésor inestimable. Elle l’étudiait, le transférait dans son noteur, et il se passa ainsi plusieurs jours avant qu’elle ne songe à retourner voir son vieil ami le Fertiliseur. Elle gravit la rue en pente raide dont la chaussée noire brillait au soleil. Le printemps arrivait tard mais vite sur les contreforts de la grande chaîne de montagnes. L’air irradiait de lumière. Elle dépassa l’échoppe sans la reconnaître.
Désorientée, elle se tourna, et la trouva peinte en blanc, chaulée, une façade vierge. Les pancartes, les caractères, les vieux mots : disparus, réduits au silence. Chute de neige… La porte bâillait. Elle jeta un coup d’œil à l’intérieur. Les tiroirs des comptoirs et des murs jonchaient le sol. La pièce était vide, sale, saccagée. Les mots qu’elle avait vus vivre, respirer, avaient disparu sous une couche de peinture brune.