— Et en ce qui concerne la littérature ? demanda Tong.
— Tous les textes en langues anciennes semblent avoir été détruits. S’il en existe encore, je ne sais pas en quoi ils consistent, car le ministère en interdit l’accès. Je n’ai donc pu travailler que sur la littérature orale moderne. Composée selon les spécifications de la Corporation. Elle apparaît très… elle apparaît standardisée.
Elle regarda Tong Ov pour voir si ses lamentations l’ennuyaient, mais, même s’il continuait de chercher son fichier déplacé, il donnait l’impression de l’écouter avec un vif intérêt.
— Tout est oral, donc ?
— À part les manuels de la Corporation, on n’imprime pratiquement rien, sinon des tirages papier pour les sourds, des premiers livres de cours accompagnant les documents sonores à l’intention des jeunes écoliers… La campagne contre les formes idéographiques anciennes paraît avoir été extrêmement appuyée. De ce fait, peut-être les gens ont-ils peur d’écrire ou se méfient-ils de l’écriture en général. Ou refusent-ils d’employer l’alphabet hainien. À moins qu’ils ne préfèrent le bruit… heu, l’audio, simplement. Donc, tout ce que j’ai pu me procurer en matière de littérature, ce sont des bandes sonores et des quasis. Produits par le ministère mondial de l’information et le ministère central de la Poésie et des Arts. La majorité est plus informative ou pédagogique que ce que je conçois comme poétique ou littéraire. Même si la plupart des quasis abordent des problèmes pratiques ou éthiques et y apportent des solutions en termes fictionnels…
Elle s’évertuait à ne porter aucun jugement au point qu’elle s’exprimait d’une voix parfaitement atone.
— L’ennui total, dit Tong qui poursuivait ses recherches dans ses dossiers.
— Cette esthétique m’indiffère. Trop profondément, trop… trop ouvertement politique. Tout art est politique, bien sûr. Mais quand il n’est que didactique, qu’au service d’un système de croyances, je lui désiste… heu, pardon, je lui résiste… malgré moi. J’ai essayé de rester ouverte, mais j’y suis insensible. Étant donné que cette révolution sociale et culturelle toute récente impliquait de faire table rase de leur histoire, peut-être que… Lorsqu’on m’a envoyée ici, on ne pouvait pas savoir ce qui se passerait, évidemment, mais je crois… Enfin, j’en viens à me dire que, peut-être, pour cette mission d’observation-ci, il aurait mieux valu dépêcher quelqu’un d’autre qu’un Terrien. Vu que, sur Terre, on vit le futur d’un peuple qui a renié son passé.
Choquée d’avoir tenu un tel discours, elle s’interrompit.
Tong, sans marquer de surprise, tourna la tête vers elle.
— Je ne m’étonne pas que vous pensiez avoir échoué à une tâche impossible, dit-il. Mais il me fallait votre opinion. Cette étude m’a donc été utile, même si je regrette que vous soyez épuisée. Un changement s’impose.
Ses yeux noirs se mirent à briller.
— Que diriez-vous de remonter le fleuve ? lança-t-il.
— Le fleuve ?
— C’est leur expression pour « un trou perdu », n’est-ce pas ? En fait, je parle de l’Éréha.
Quand il prononça le nom, elle se souvint qu’un large fleuve coulait dans la capitale, mais partiellement recouvert et si souvent caché par des bâtiments et des jetées qu’elle ne se rappelait pas l’avoir jamais vu ailleurs que sur des plans.
— Vous voulez dire quitter Dovza-Ville ?
— Oui, dit Tong. Quitter la ville ! Sans guide officiel ! Pour la première fois depuis cinquante ans !
Il rayonnait, tel un enfant qui ferait un cadeau ou une belle surprise à un ami.
— En deux ans, j’ai soumis quatre-vingt-une requêtes visant à obtenir la permission d’envoyer un membre de notre personnel habiter ou séjourner hors de Dovza-Ville, Kangnégné ou Ert. Pour toute réponse, j’avais obtenu des refus polis, assortis d’offres de visiter une fois encore les installations du programme spatial ou d’admirer la beauté du printemps sur les îles Orientales. Je continuais de les soumettre par habitude, par devoir. Et voilà soudain que l’une d’elles est accordée ! Oui ! « Un membre de votre personnel est autorisé à passer un mois à Okzat-Ozkat. » Ou Ozkat-Okzat, peut-être ? Une petite ville, en amont, dans les contreforts. L’Éréha naît dans la chaîne des Hautes-Sources, à environ mille cinq cents kilomètres à l’intérieur des terres. J’ai demandé cette région, Rangma, sans oser un seul instant espérer voir ma requête aboutir, et elle a abouti !
Il était bel et bien radieux.
— Pourquoi là-bas ?
— J’ai entendu parler d’une population qui pourrait se révéler intéressante.
— Un groupe ethnique ? demanda Sutty.
Elle reprenait espoir. Lorsque, au début de son séjour, elle avait fait la connaissance de Tong Ov et des deux autres Observateurs affectés à Dovza-Ville, ils avaient discuté du monoculturalisme absolu de l’Aka moderne, du moins dans les grandes villes, seuls endroits où les rares outremondains admis sur la planète avaient le droit de résider. Tous quatre estimaient que la société akienne présentait des variantes régionales, et ils rongeaient leur frein, faute de pouvoir les découvrir.
— Cultuel plutôt qu’ethnique, j’imagine. Une secte. Les derniers pratiquants clandestins d’une religion interdite.
— Ah, dit-elle, tâchant de garder l’air intéressé.
Tong fouillait toujours ses fichiers.
— Je cherche le peu que j’ai réuni à ce sujet. L’essentiel provient en fait de documents d’État. De rapports du Bureau sociopolitique sur des vestiges d’activités criminelles antiscientifiques sectaires… Ainsi que de rumeurs et de récits de rites occultes parlant de fidèles capables de marcher sur l’air, d’effectuer des guérisons miraculeuses et de prédire l’avenir. Rien d’inhabituel.
Quand on héritait de trois millions d’années d’histoire, on ne risquait guère de trouver quoi que ce soit d’inhabituel au comportement ou à l’imaginaire humain. Si les Hainiens le portaient sans effort, ce fardeau pesait sur leurs descendants divers et variés, conscients de ce qu’ils auraient bien du mal à découvrir un fait nouveau, voire une rumeur nouvelle sous un soleil ou un autre.
— Dans les documents que les Premiers Observateurs ont expédiés d’ici sur Terre, reprit Tong, figurait-il quoi que ce soit sur la religion ?
— Seule l’analyse linguistique étant arrivée intacte, il a fallu extrapoler le reste des données à partir du vocabulaire.
— Toute cette information venue des seules personnes à avoir jamais eu l’autorisation d’étudier Aka sans restrictions perdue par la faute d’une panne ! dit Tong qui s’adossa à sa chaise pour laisser se terminer une recherche dans ses fichiers. Quel coup du sort ! Mais était-ce bien une panne ?
À l’instar de tous les Chiffewariens, Tong Ov était totalement imberbe – un chihuahua, en argot de Valparaiso. Pour masquer son caractère outremondain, ici, où on ignorait presque la calvitie, il arborait un chapeau ; mais, les Akiens ne portant guère de couvre-chefs, il paraissait encore plus déplacé ainsi coiffé. C’était un homme doux, simple, direct, qui savait mettre Sutty à l’aise autant que possible ; mais il se montrait si peu envahissant qu’il paraissait inamical, et demeurait pareillement avare d’informations le concernant. Elle lui était tout aussi reconnaissante d’accepter qu’elle garde ses distances que de garder les siennes, ce qu’il avait fait jusqu’alors. Néanmoins, elle jugea sa question déloyale. Il devait savoir que cette fameuse panne de transmission n’avait rien d’accidentel. Pourquoi devrait-elle l’expliquer ? Elle avait clairement indiqué qu’elle voyageait sans bagage, pour ainsi dire, comme tout Observateur et Mobile envoyé dans l’espace depuis des siècles. Elle n’avait certes pas à répondre de l’endroit qu’elle avait laissé soixante années-lumière derrière elle. Elle n’était pas responsable de la Terre et du saint terrorisme pratiqué sur cette planète.