L’arbre à foudre deux fois fourchu…
Le voisin était sorti à son passage. De nouveau, il balayait son pas de porte. Elle faillit s’adresser à lui, se ravisa. Skuyen ? Comment savoir ?
Elle repartait chez elle, mais, voyant de l’eau scintiller au bas des rues, elle se détourna de son chemin, descendit le versant, et quitta la ville par un sentier qui menait au fleuve et le suivait. Elle avait parcouru ce même sentier, toute une journée, longtemps, longtemps auparavant, au tout début de l’automne, tandis qu’elle attendait que l’Envoyé lui dise de regagner la capitale.
Elle remonta la rivière, longeant des fourrés dont les feuilles commençaient à sortir et des arbres nains épargnés par l’altitude. L’Éréha roulait des flots d’un bleu laiteux grossis par la première fonte saisonnière des glaciers. De la glace crissait sous ses pas, dans les ornières, mais le soleil était chaud sur sa tête et sur son dos. Elle avait encore la bouche sèche – le choc – et la gorge douloureuse.
Regagner la capitale. Elle devrait regagner la capitale. Maintenant. Avec les trois cristaux mémoriels et son noteur plein de matériau, de poésie. Tout donner à Tong Ov avant que le Moniteur ne s’en saisisse.
Elle ne pouvait pas l’envoyer. Elle devait l’emporter. Mais il lui fallait une autorisation de voyage. Oh, Ram ! Où était son LIZ ? Elle ne le portait plus depuis des mois. Ici, personne ne s’en servait, à part ceux qui travaillaient pour la Corporation ou devaient se rendre dans un des services. Il était dans sa serviette, dans la chambre. Il le lui fallait pour le téléphone public rue des Quais : parler à Tong, requérir qu’il lui obtienne l’autorisation de rentrer. En avion. Aller en transbordeur jusqu’à Eltli, continuer en avion à partir de là. Agir au grand jour, prévenir tout le monde de son départ, pour éviter qu’on la prenne à part, loin des regards, qu’on la piège. Qu’on lui confisque ses cristaux, ses notes. Qu’on la réduise au silence. Où était Maz Sotyu ? Qu’est-ce qu’ils lui faisaient ? Était-ce de sa faute à elle ?
Il ne fallait pas y penser pour l’instant. Ce qu’il fallait, c’était sauver le plus possible de ce qu’elle avait reçu de Sotyu. De Sotyu, Ottiar, Uming, Odiédine, Élyed et Iziézi, cette chère Iziézi…
Il ne fallait pas y penser pour l’instant.
Elle fit demi-tour, rentra à pas pressés en ville, trouva son bracelet LIZ dans sa serviette dans sa chambre, alla rue des Quais et appela l’Envoyé à l’Office ékuménique de Dovza-Ville.
Elle obtint le secrétaire dovzien qui lui dit avec hauteur que Tong Ov était en conférence.
— Je dois lui parler tout de suite.
Sutty ne fut pas étonnée d’entendre l’autre répondre avec soumission qu’il le lui passait.
Quand elle entendit sa voix, elle dit, en hainien :
— Envoyé, je vous ai laissé sans nouvelles depuis si longtemps qu’il m’a semblé que nous devions discuter.
Elle eut l’impression de parler une langue bizarre.
— Je vois, dit-il.
Il ajouta quelques platitudes pendant qu’elle tâchait de trouver le moyen de lui communiquer une information. Sans doute y réfléchissait-il de son côté. Si seulement il avait pu connaître d’autres langues qu’elle maîtrisait, et vice versa ! Mais ils n’avaient en commun que le hainien et le dovzien.
— Rien de particulier ? demanda-t-il.
— Non, pas vraiment, mais j’aimerais vous apporter le matériel que j’ai collecté. Mes notes sur la vie quotidienne à Okzat-Ozkat.
— J’espérais venir vous voir, mais cela me paraît peu recommandé pour l’instant, dit Tong. Quand la fenêtre est aussi étroite, il est bien sûr dommage de fermer les volets. Mais je sais à quel point vous aimez Dovza-Ville. Et je gage que vous n’avez rien trouvé de très intéressant là-bas. Donc, si vous avez terminé, n’hésitez pas à revenir et à profiter de la capitale.
Sutty réfléchit, balbutia, et dit enfin :
— Eh bien, comme vous le savez, l’État corporatiste est une culture très homogène, très puissante, qui a réussi à tout harmoniser. Ici, donc, oui, cela ressemble à ce qu’il y a là-bas. Mais peut-être que je devrais rester et finir les… finir les bandes avant de les rapporter ? Elles ne sont pas très intéressantes.
— Ici, comme vous le savez, dit Tong, nos hôtes nous communiquent toutes sortes d’informations. Et nous leur rendons la pareille. Chacun a reçu du nouvel matériel, très instructif, tout à fait passionnant. Votre travail là-bas n’a donc qu’une importance toute relative. Ne vous faites pas de souci. Je ne m’en fais d’ailleurs aucun pour vous. Et ce, à juste titre. N’est-ce pas ?
— Non, si, bien sûr que non, dit-elle. Vraiment.
Elle quitta le bureau du téléphone, en présentant son LIZ à la porte, et retourna en hâte chez elle, à la pension. Il lui semblait avoir décrypté le double langage de Tong, mais déjà elle avait du mal à se rappeler ses propos. À son avis, il avait voulu lui dire de rester là, de ne rien lui apporter, parce qu’il devrait le montrer aux officiels qui le confisqueraient aussitôt, mais elle n’en était pas certaine. Il voulait peut-être réellement dire que cela n’avait pas grande importance. Ou qu’il ne pouvait lui être d’aucun secours.
Tandis qu’elle aidait Iziézi à préparer le dîner, elle se dit avoir paniqué, commis une erreur en appelant Tong, et attiré l’attention sur elle et sur ses amis et informateurs ici. Sachant qu’elle devait se montrer prudente, elle ne dit rien de la boutique saccagée. Iziézi connaissait Maz Sotyu Ang depuis des années, mais elle n’en avait rien dit non plus, et ne semblait pas troublée le moins du monde. Elle lui montra comment couper le numiem frais : en tranches fines, à l’oblique, pour faire ressortir toute la saveur.
C’était un des soirs où Élyed donnait une leçon. Après avoir mangé avec Akidan et Iziézi, Sutty prit congé et descendit la rue du Fleuve jusqu’au quartier pauvre, la ville de yourtes. La Corporation n’y avait pas encore amené l’éclairage électrique ; on ne voyait que la chiche lueur des lampes à huile dans les baraques et les tentes. Le froid, réel, n’avait cependant pas le caractère tranchant, affûté, du froid hivernal. C’était un froid à l’odeur de printemps, plein de vie. Mais son cœur se serra lorsqu’elle arriva à proximité de l’échoppe d’Élyed : si elle la trouvait blanchie à la chaux, éventrée, ravagée, violée…
Quelqu’un avait repris un tournevis à l’arrière-petit-neveu, qui criait au meurtre, et les nièces sourirent à Sutty lorsqu’elle traversa la boutique pour gagner l’arrière-salle. Elle arrivait en avance pour la leçon. Il n’y avait personne dans la petite pièce, à part la maz et un petit-neveu discret qui installait des chaises.
Elle ne put se retenir :
— Maz Élyed Oni, connaissez-vous Maz Sotyu Ang, l’herboriste… ? Son magasin…
— Oui, dit la vieille femme. Il est chez sa fille.
— La boutique… l’herbier…
— Disparus.
— Mais…
Elle étouffait. Elle lutta contre des larmes de colère et d’indignation, ici, devant cette femme qui aurait pu être sa grand-mère, qui était sa grand-mère.
— C’est ma faute.
— Non, dit Élyed. Vous n’avez pas mal agi. Sotyu n’a pas mal agi. La faute n’incombe à personne. Les choses ont mal tourné. Il n’est pas toujours possible de bien faire dans une situation difficile.
Sutty resta coite. Elle considéra la petite pièce haute de plafond, son tapis rouge presque dissimulé par les chaises et les coussins ; la pauvreté et la propreté qui régnaient ; le bouquet de fleurs en papier dans un vilain vase sur la table basse ; le petit-neveu qui arrangeait les coussins ; la vieille, vieille femme qui s’asseyait lentement, péniblement, sur un mince oreiller près de la table. Sur la table, un livre. Vieux, usé, lu et relu.