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— Je crois, yoz Sutty, que c’est peut-être le contraire, poursuivit Élyed. Sotyu nous a dit l’été dernier qu’il croyait qu’un voisin avait parlé de son herbier à la police. Puis vous êtes arrivée, et il ne s’est rien passé.

Sutty s’efforça de comprendre ce qu’Élyed avait dit.

— J’étais une garantie ?

— Je crois, oui.

— Ils ne veulent pas que je voie… ce qu’ils font ? Mais dans ce cas, pourquoi maintenant… ont-ils…

Élyed haussa ses minces épaules.

— Ils n’étudient pas la patience.

— Alors je devrais rester, énonça Sutty qui s’efforçait toujours de comprendre. J’avais pensé qu’il vaudrait mieux pour vous que je parte.

— Je crois que vous devriez aller sur Silong.

Ses idées se brouillaient.

— Sur Silong ?

— C’est là que se trouve le dernier umyazu.

Élyed marqua un temps avant d’ajouter, scrupuleuse :

— À ma connaissance. Il en reste peut-être quelques-uns dans les îles à l’est. Mais ici, à l’ouest, on dit que le Giron de Silong est le dernier. On y a expédié beaucoup, beaucoup de livres. Depuis bien des années. Il doit avoir une superbe bibliothèque. Ce n’est ni la montagne Dorée, ni l’Umyazu Rouge, ni Atangen. Mais l’essentiel de ce qui a été préservé s’y trouve.

La tête penchée sur le côté, un petit oiseau perclus par les ans, l’œil vif, elle regarda Sutty. Elle avait terminé son périlleux voyage vers le coussin et, à présent, elle arrangeait sa veste de laine noire – un oiseau lissant ses plumes.

— Vous voulez apprendre le Dit, je le sais. Vous devriez aller là-bas. Il n’y a rien ici. Ce que j’ai, ce qu’ont quelques maz. Du bric-à-brac. Et de moins en moins. Silong, ma fille. Peut-être que vous trouverez un partenaire. Peut-être que vous deviendrez maz. Hein ?

Son visage ridé se fendit soudain d’un grand sourire, édenté, radieux. Elle eut un petit rire musical.

— Silong…

D’autres personnes arrivaient. Élyed posa les mains sur ses genoux et se mit à psalmodier :

— Le Un engendre les Deux, les Deux engendrent l’Un…

6.

Elle chercha conseil auprès d’Odiédine Manma. Malgré le caractère mystérieux de son dit, malgré l’étrange événement qui s’était produit dans sa classe (et qu’elle était presque sûre d’avoir imaginé, désormais), elle le considérait comme doté de la meilleure expérience du monde et de la politique parmi tous les maz qu’elle connaissait, et elle avait besoin, avant tout, de conseils pratiques. Elle attendit la fin de son cours et lui demanda son avis.

— Maz Élyed veut-elle que j’aille dans cet endroit, cet umyazu, parce que ma présence contribuera à sa sécurité ? Je crois qu’elle pourrait avoir tort. Je crois que les… bleu et marron me surveillent sans cesse. Il s’agit bien d’un lieu secret, clandestin, n’est-ce pas ? Si j’y vais, ils pourront me suivre. Ils doivent disposer de toutes sortes d’appareils qui leur permettent de…

L’air conciliant, mais grave, Odiédine leva la main.

— Je ne pense pas qu’ils vous suivent, yoz. Ils ont reçu du Dovza l’ordre de vous laisser en paix. Pas de vous suivre ni de vous surveiller.

— Vous êtes au courant ?

Il hocha la tête.

Elle le crut. Dès son arrivée, elle avait senti le réseau, la toile invisible qui les reliait tous. Odiédine était l’une des araignées qui le tissaient.

— De toute façon, la route de Silong n’est pas facile à suivre, dit-il. Et vous pourriez partir discrètement.

Il se mordit la lèvre. Son visage d’ordinaire sombre et sévère s’adoucissait quelque peu.

— Si Maz Élyed a suggéré que vous alliez là-bas, et si vous en avez envie, j’aimerais vous montrer le chemin.

— Vous feriez ça ?

— Je suis allé au Giron de Silong un jour. J’avais douze ans. Mes parents étaient maz. C’étaient des temps difficiles. On brûlait les livres. La police était partout. Bien des choses ont été perdues, détruites. Il y avait des arrestations, la peur. Alors nous avons quitté Okzat pour les collines et les villes qui s’y trouvent, puis, durant l’été, contourné Zubuam, pour enfin rejoindre le giron de la Mère… J’aimerais parcourir ce chemin une nouvelle fois avant de mourir, yoz.

Sutty tâcha de ne pas laisser « d’empreintes dans la poussière ». Elle dit à Tong qu’elle ne prévoyait rien pour les quelques mois à venir, à l’exception d’un peu de marche en montagne et d’escalade. Elle ne parla à aucun de ses amis et professeurs, sauf Élyed et Odiédine. Elle se faisait du souci pour ses cristaux – elle en avait quatre, car elle avait encore vidé son noteur. Elle ne pouvait guère les laisser chez Iziézi, le premier endroit où les bleu et marron iraient chercher. Elle songeait à les enterrer et se demandait comment agir sans être vue quand Ottiar et Uming lui dirent en passant que, la police étant très affairée en ce moment, ils mettaient leur mandala en lieu sûr, et y aurait-il quelque objet qu’elle aimerait cacher par la même occasion ? Leur intuition lui parut surnaturelle, puis elle se rappela qu’ils faisaient eux aussi partie de la toile d’araignée… et avaient vécu le plus clair de leur vie d’adultes dans la clandestinité, en dissimulant leurs biens les plus précieux. Elle leur confia les cristaux. Ils lui indiquèrent où se trouvait la cachette.

— Au cas où, se justifia Ottiar d’un ton léger.

Elle leur dit qui était Tong Ov et quoi lui dire, au cas où. Ils se séparèrent sur de longues étreintes affectueuses.

Enfin, elle avertit Iziézi de la longue marche qu’elle comptait faire dans la montagne.

— Akidan vient avec vous, dit Iziézi avec un sourire enjoué.

Akidan sortait avec des amis. Les deux femmes dînaient ensemble, assises à la table sur le tapis rouge dans un angle de la cuisine immaculée d’Iziézi. C’était un soir de « petit festin » : plusieurs petits plats, aux saveurs délicatement soutenues, entourant une pile de tuzi à la crème. Le repas évoquait à Sutty ceux de sa lointaine enfance.

— Vous aimeriez le riz basmati, Iziézi ! dit-elle.

Puis elle enregistra ce que son amie avait dit.

— Dans la montagne ? Mais je… cela risque de durer longtemps…

— Il est déjà monté dans les collines plusieurs fois. Il aura dix-sept ans cet été.

— Mais comment est-ce que vous comptez faire ?

Akidan faisait les courses pour sa tante, balayait, allait chercher ceci ou cela, portait du poids, l’aidait quand une de ses béquilles glissait.

— La fille de ma cousine viendra habiter ici.

— Mizi ? Elle n’a que six ans !

— Elle est capable d’aider.

— Iziézi, je ne sais pas si c’est une bonne idée. Je risque d’aller loin. Peut-être de passer l’hiver dans un des villages là-haut.

— Ma chère Sutty, vous n’êtes pas responsable de Ki. Le maz Odiédine Manma lui a dit de venir. Accompagner un professeur au Giron de Silong, c’est le rêve de sa vie. Il veut être maz. Bien sûr, il lui reste à grandir, à trouver la personne qui sera sa partenaire. La trouver, ce doit être ce qui le préoccupe le plus, en ce moment…

Un petit sourire, moins enjoué.

— Ses parents étaient maz, ajouta-t-elle.

— Votre sœur ?

— Elle-même. Maz Ariézi Méneng.

Elle utilisait le pronom interdit, elle/il/ils. Son visage avait repris son expression familière : la souffrance.