— Ils étaient jeunes.
Un long silence s’ensuivit.
— Le père de Ki, Méneng Ariézi, tout le monde l’aimait, reprit-elle. Il ressemblait aux héros d’antan, comme Pénan Téran, si beau, si courageux… Il s’imaginait qu’être maz était une armure. Il croyait que rien ne pourrait la/le/les blesser. C’était une période, pendant trois ou quatre ans, où les choses étaient plus ou moins revenues à la normale. Plus d’arrestations. Plus de troupes de jeunes montées ici briser les vitres, peindre tout en blanc, hurler… La situation était calme. La police ne venait plus guère. Tous, nous… nous croyions que c’était fini, que nous allions de nouveau vivre comme dans l’ancien temps… Et puis soudain, ils étaient partout. C’est comme ça qu’ils font. Ils viennent en force, et soudainement. Ils ont dit qu’il y avait, vous savez, trop de gens qui enfreignaient les lois, qui lisaient, qui disaient… Ils ont dit qu’il fallait nettoyer la ville. Ils ont payé des skuyen pour dénoncer d’autres personnes. Je connais des gens qui ont accepté leur argent.
Elle avait le visage fermé.
— Beaucoup de gens ont été arrêtés. Ma sœur et son mari, entre autres. Ils les ont emmenés dans un endroit du nom d’Erriak. Loin d’ici, en bas. Une île, je crois. En mer, au large. Un Centre de réhabilitation. Il y a cinq ans, nous avons appris la mort d’Ariézi. On nous a avertis, une lettre. Nous n’avons jamais su quoi que ce soit de Méneng Ariézi. Il est peut-être toujours en vie.
— Il y a combien de temps que…
— Douze ans.
— Ki en avait quatre ?
— Presque cinq. Il se souvient un peu de ses parents. Je m’efforce de l’aider à se rappeler. Je lui parle d’eux.
Sutty ne dit rien pendant un certain temps. Après avoir débarrassé la table, elle revint s’asseoir.
— Iziézi, vous êtes mon amie. C’est votre neveu. J’en suis responsable. Cela risque d’être dangereux s’ils nous suivent.
— Ma chère Sutty, nul ne suit le peuple de la Montagne sur la Montagne.
Ils avaient tous cette confiance sereine, cette témérité, quand ils parlaient des montagnes. Aucun reproche. Rien à craindre. Peut-être devaient-ils s’astreindre à penser de cette façon pour pouvoir continuer à vivre.
Sutty acheta deux sacs de couchage merveilleusement isolés, qui ne pesaient presque rien, un pour elle, et un pour Akidan. Iziézi protesta pour la forme. Akidan, ravi, puéril, dormit dès lors dans le sien chaque nuit, en suant à grosses gouttes.
Elle ressortit ses bottes et sa pelisse, fit son sac à dos, et, à l’aube du jour convenu, alla à pied avec Akidan au lieu de rendez-vous. Le printemps hésitait à l’orée de l’été. Une obscurité bleutée emplissait les rues de la ville, mais là-bas, au nord-ouest, la grande muraille brillait en plein jour et son sommet laissait voir ses bannières radieuses de nuages. On va là-bas, se dit-elle, on va là-bas ! Et elle baissa les yeux, pour voir si elle foulait le pavé ou marchait sur l’air.
Partout, de vastes versants s’élevaient vers des glaciers en surplomb et l’éclat de champs de glace invisibles. La file de huit personnes avançait péniblement, si minuscule dans le paysage titanesque qu’elle semblait piétiner sur place. Au loin, tout là-haut dans le ciel, tournoyaient deux geyma, ces oiseaux charognards qui ne vivaient que sur les plus hauts sommets, et volaient toujours en couple.
Ils étaient partis à six : Sutty, Odiédine, Akidan, une jeune femme du nom de Kiéri, et un couple de maz dans la trentaine, Tobadan et Siez. Dans un village à quatre jours de marche d’Okzat-Ozkat, deux guides s’étaient joints à eux, des hommes doux et timides au visage marqué par la vie au grand air et d’un âge incertain – ils pouvaient avoir entre trente et soixante-dix ans. Ils s’appelaient Iéyu et Long.
Le sentier suivait le relief des contreforts ; ils avaient cheminé ainsi durant une semaine entière avant d’aborder ce qu’on appelait ici des montagnes et de commencer à prendre de l’altitude pour de bon. Depuis onze jours, tous les jours, sans relâche, ils grimpaient.
La paroi lumineuse de Silong s’élevait, immuable ; elle ne semblait pas plus proche. Deux sommets insignifiants de 5 000 mètres, au nord, avaient changé de place et diminué de taille, un peu. Les guides et les trois maz, entraînés à retenir descriptions et chiffres, connaissaient le nom et l’altitude de chaque pic. Comme unité de mesure, ils utilisaient le pieng ; Sutty croyait se rappeler que 15 000 pieng équivalaient plus ou moins à 5 000 mètres, mais, dans le doute, elle laissa dès lors les nombres en pieng. Même si elle aimait entendre ces altitudes titanesques, elle ne s’astreignit pas à les garder en mémoire, non plus que les noms des montagnes et des cols. Elle avait décidé, avant le départ, de ne jamais demander où ils se trouvaient, où ils allaient, ni quelle distance il restait à parcourir – résolution d’autant plus facile à tenir qu’elle lui garantissait une liberté d’esprit tout enfantine.
Il n’y avait plus de sentiers à proprement parler, sauf près des villages, mais des cartes semblables à celles des pilotes fluviaux indiquaient un itinéraire par le biais de repères et d’alignements : quand l’escarpement nord de Mien s’efface derrière les Oreilles de Taziu… Odiédine et les autres maz les étudiaient chaque soir, en compagnie des deux guides qui les avaient rejoints sur les contreforts. Sutty appréciait la poésie des mots. Elle ne demandait pas le nom des hameaux minuscules que le petit groupe traversait. Si jamais la Corporation, voire l’Ékumen, exigeait un jour de savoir comment se rendre au Giron de Silong, elle pourrait dire en toute bonne foi qu’elle l’ignorait.
Elle ignorait même le nom de l’endroit où ils allaient. La Montagne, Silong, le Giron de Silong, la Racine, le Haut Umyazu, tels étaient les noms qu’elle avait entendus. Il se pouvait qu’ils désignent plusieurs endroits. Elle n’en savait rien. Elle refusait d’apprendre tous ces noms, ces mots. Elle vivait parmi des gens dont le pinacle spirituel était de dire le monde dans sa vérité, mais qu’on avait réduits au silence. Ici, dans ce silence plus grand encore, où ils pouvaient enfin parler, elle voulait apprendre à écouter sans questionner. Ils avaient partagé avec elle la douceur d’une vie quotidienne vécue intensément. À elle de partager avec eux la difficile ascension de ces hauteurs.
Elle avait eu des doutes sur ses capacités physiques. Son expérience de l’alpinisme se limitait à un mois dans les collines du Ladakh et à quelques congés dans la cordillère des Andes, mais il s’agissait de marches en montagne et non d’ascensions. Pour l’instant, ils se contentaient de marcher, mais elle se demandait jusqu’où il faudrait monter. Jamais elle n’avait dépassé les 4 000 mètres. Pour le moment, même s’ils avaient sans doute atteint une altitude respectable, elle n’avait eu aucun problème, à part d’essoufflement quand il s’agissait de négocier de longs trajets en pente raide. Même Odiédine et les guides ralentissaient le pas quand le terrain devenait trop escarpé. Seuls Akidan et Kiéri, une jeune fille rondelette, résistante, d’une vingtaine d’années, détalaient sur les versants interminables et gambadaient sur les saillies de granit au-dessus des abîmes bleutés sans avoir le souffle court. Les autres les surnommaient les éberbibi – les gosses, les petits.
Ils avaient marché toute une journée pour atteindre un village d’estive : six ou sept anneaux de pierres sèches surmontés de yourtes, édifiés au milieu de prés caillouteux en pente raide abrités par une falaise de granit. Sutty avait été stupéfaite de découvrir une population abondante à pareille altitude, là où les seuls moyens de subsistance se résumaient semblait-il à l’air, l’eau et la pierre. Les vastes contreforts à première vue stériles dominant Okzat-Ozkat s’avéraient en fait parsemés de villages, de pâturages et de petits champs clos. Même ici, sur les sommets, il y avait des habitats, des villages d’estive. Les villageois montaient des collines pendant les dernières neiges de printemps, conduisant des troupeaux de ces éberdines qu’on appelait des minules. Cornues, à moitié sauvages, campées sur de longues pattes et donnant une laine longue de couleur pâle, elles paissaient tant que l’herbe poussait et mettaient bas dans les prairies alpines les plus hautes. Leur toison douce et soyeuse restait très prisée malgré la prévalence des fibres artificielles. Les villageois vendaient leur laine, buvaient leur lait, tannaient leur peau pour fabriquer des chaussures et des vêtements, et brûlaient leurs excréments pour le chauffage et la cuisine.