Ah, ah, ah ! dirent tous les auditeurs, profondément satisfaits. Et ils se détendirent, et bavardèrent, et portèrent à Siez une tasse et un pot de thé fumant afin qu’il se désaltère, et ils attendirent avec respect son prochain dit.
Pourquoi Takiéki était-il « chéri » ? se demanda Sutty. Parce que stupide ? (Des pieds nus posés sur l’air.) Parce que sage ? Un sage se serait-il défié des maz ? Ce devait être stupide de refuser ferme, granges et épouse. Le récit signifiait-il qu’une ferme, des granges et une épouse ne valent pas un sac de fèves pour un saint ? Ou qu’un saint, un ascète, est un idiot ? Si les gens parmi lesquels elle vivait depuis un an admiraient la mesure, ils méprisaient les privations. Le jeûne demeurait étranger à leur culture, et ils ne voyaient aucune vertu à l’inconfort ou à la pauvreté.
Dans une parabole terrienne, Takiéki aurait sans doute dû donner les fèves à l’homme en haillons, en échange du bouton de cuivre ou non, et, après sa mort, il aurait reçu sa juste récompense au paradis. Mais sur Aka, la récompense, fiduciaire ou spirituelle, était instantanée. Siez, en effectuant ses devoirs de maz, n’emmagasinait ni la vertu ni la sainteté, il recevait un salaire : louanges, logis, dîner, provisions de voyage et satisfaction du travail accompli. Les exercices ne visaient pas un idéal de santé ou de longévité, mais un bien-être immédiat dans le plaisir de leur pratique. La méditation offrait une transcendance immédiate et passagère, et non un nirvana absolu. L’économie akienne se basait sur l’argent comptant, et non sur le crédit.
D’où la haine de l’usure. À marché honnête, paiement comptant.
Pourtant, la fille offrait de partager ce qu’elle avait s’il partageait ce qu’il avait. N’était-ce pas un marché honnête ?
Sutty y songea pendant le récit qui suivit, un extrait fameux de La Guerre de la vallée qu’elle avait entendu Siez raconter dans plusieurs villages des contreforts.
— Je pourrais le dire dans mon sommeil, lui avait-il expliqué.
Elle décida que beaucoup de choses devaient dépendre de la conscience que Takiéki avait de sa stupidité. Savait-il que la fille risquait de le piéger ? Qu’il s’avérerait incapable de gérer une grande ferme ? Peut-être qu’il avait bien fait de s’en tenir à ce que sa mère lui avait légué. Et peut-être pas.
Sitôt que le soleil descendit derrière la falaise à l’ouest, l’atmosphère dans son ombre tomba en dessous de zéro. On se tassa dans les huttes pour manger, en étouffant dans la fumée et la puanteur. Au village, on dormait nu, malpropre, sans souci de promiscuité, sous des tas de peaux infestés de puces et poisseux de graisse. Les voyageurs avaient dressé le camp à côté des yourtes des villageois. Sutty pensa à eux avant de s’endormir dans la tente qu’elle partageait avec Odiédine. Des gens brutaux, primitifs, avait dit le Moniteur, appuyé à la rambarde du transbordeur, les yeux levés vers le long versant obscur qui cachait la Montagne. Il avait raison. Ils étaient primitifs, sales, illettrés, ignorants, superstitieux. Ils refusaient le progrès, le fuyaient, ne savaient rien de la Marche aux Étoiles. Ils se raccrochaient à leur sac de fèves.
Une dizaine de jours plus tard, alors qu’ils campaient sur un névé au fond d’une longue vallée étroite parmi de pâles falaises et des glaciers, Sutty entendit un bruit de moteur – d’avion, ou d’hélicoptère – distordu par le vent et les échos, mais tout proche, à moins que le son n’ait voyagé, rebondissant de versant en versant. Un brouillard dense s’effilochait près du sol, sous un plafond de nuages. Leurs tentes d’un brun grisâtre plantées à l’abri d’un glacier pouvaient être invisibles dans le paysage immense, ou visibles du ciel. Ils restèrent immobiles aussi longtemps qu’ils entendirent le bourdonnement dans le vent.
Un drôle d’endroit que cette vallée étirée. L’air refroidi par les glaciers s’amassait au niveau du sol, et des fantômes de brume serpentaient sur la neige d’un blanc cadavérique.
Leurs réserves de nourriture s’épuisaient. Elle en avait conclu qu’ils approchaient du but.
Au lieu de grimper pour quitter la vallée, comme elle s’y attendait, ils la descendirent par un dévers caillouteux. Le vent soufflait si fort que le gravier bruissait sans cesse contre les rochers. Chaque pas, chaque souffle exigeait un effort. Quand ils levaient les yeux, Silong paraissait avoir grandi, sa muraille barrait le ciel, mais la crête et l’écharpe de nuages semblaient inaccessibles. Cette nuit-là, Sutty rêva d’une voix qu’elle entendait sans pouvoir la comprendre, d’un joyau qu’elle voyait sans pouvoir le toucher.
Le lendemain, ils continuèrent leur descente en pente raide, vers le sud-ouest. Un refrain prit possession de son esprit hébété : avance qui recule, réussit qui échoue, s’élève qui descend, réussit qui échoue. Plus elle s’efforçait de le chasser de ses pensées, et plus il ponctuait ses pas lourds : s’élève qui descend, réussit qui échoue.
Ils atteignirent un sentier qui coupait le dévers, puis une route, puis un mur en pierres sèches, puis un bâtiment en pierres sèches. Était-ce la fin du voyage ? Était-ce le Giron de la Mère ? Mais non, il s’agissait simplement d’un gîte d’étape, d’un abri. Ils passèrent deux jours et deux nuits dans cette maison austère, à se reposer, à dormir dans leurs sacs de couchage. Ils n’avaient rien pour faire du feu, sinon leurs petits réchauds de cuisine, et rien à manger, à part du poisson séché et fumé, dont ils se partagèrent des portions minuscules qu’ils trempèrent dans de la neige bouillie, en guise de soupe.
— Ils vont venir, disaient les autres.
Elle s’abstint de demander de qui ils parlaient. Elle était lasse au point de songer qu’elle pourrait rester étendue pour l’éternité dans la maison de pierres sèches, à l’instar des occupants de ces petites maisons de pierres blanches qu’elle avait vues dans les nécropoles d’Amérique du Sud : reposer en paix. Son peuple brûlait ses morts. Elle avait toujours redouté le feu. Ce silence glacé était préférable.
Au matin du troisième jour, elle entendit des cloches au loin – un tintement de clochettes.
— Viens voir, Sutty. Viens.
À force d’insister, Kiéri la persuada de se lever, d’aller jusqu’à la porte du bâtiment de pierres sèches, et de regarder dehors.
Des gens arrivaient du sud, sinuant parmi d’énormes blocs plus hauts qu’eux et menant des minules chargées de ballots juchés sur de hautes selles. Il y avait des piquets fixés aux selles, auxquels claquaient des longs rubans bleus et rouges. Des grappes de clochettes pendaient à la laine blanche du cou des jeunes animaux qui couraient près de leurs mères.
Le lendemain, ils entreprirent de descendre au village d’estive de ces gens, avec leurs animaux. Il leur fallut trois jours d’un trajet plutôt aisé. Les villageois auraient aimé que Sutty chevauche une minule, mais tout le monde allait à pied, et elle choisit de s’en tenir là. À un endroit, ils durent contourner une falaise vertigineuse sur une corniche dominant un abîme tout aussi vertigineux. Le sentier était plat, mais, par endroits, à peine plus large que le pied, et la neige y était ramollie et rendue glissante par le dégel estival. On laissa les minules ouvrir la marche, et on montra à Sutty comment suivre l’animal dans ses traces, ce qu’elle fit avec prudence, pas à pas. Balançant nonchalamment ses fesses laineuses, la minule flânait, s’arrêtant ici et là pour observer d’un air blasé le précipice dont le fond disparaissait dans la brume. Personne ne prononça un mot de toute la traversée. Puis il y eut des rires, et des plaisanteries, et certains des villageois firent le geste de la montagne et du cœur dans la direction de Silong.