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D’en bas, on ne voyait plus le sommet cornu – juste l’épaulement de la montagne la plus proche et, entraperçu, le rempart qui barrait le ciel au nord-ouest. Le village se situait dans un coin de verdure, ouvert au nord et au sud, de belles pâtures estivales, abritées, idylliques. Des arbres poussaient près de la rivière : Odiédine les lui montra. Ils étaient aussi hauts que son petit doigt était long. À Okzat-Ozkat, ces mêmes arbres étaient des broussailles le long de l’Éréha. Elle s’était promenée sous leurs ombrages dans les parcs de Dovza-Ville.

Il y avait eu un décès parmi ces gens, un jeune homme qui avait négligé une coupure sous son pied et qui était mort d’un empoisonnement du sang. On avait gardé le corps congelé dans la neige jusqu’à ce que le maz vienne diriger les funérailles. Comment savaient-ils par avance que le groupe d’Odiédine viendrait ? Comment avait-on effectué ces préparatifs ? Elle ne comprenait pas, mais elle évita d’y songer. Bien des choses lui échappaient, dans la montagne. Elle vivait l’instant présent, comme un enfant. « Tourne et tournoie, impuissante, tel un bébé… » Qui lui avait dit ça ? Elle se contentait de marcher, de s’asseoir au soleil, de calquer sa démarche sur un animal. Où mes guides m’emmènent par gentillesse, je les suis, d’un pas léger…

Les deux jeunes maz dirent les funérailles – c’est ainsi que les villageois faisaient référence à leur travail. Comme tous les rites, il s’agirait d’une narration. Deux jours durant, Siez et Tobadan restèrent en compagnie du père et de la tante de l’homme, de sa sœur, de ses amis, d’une femme qui avait été mariée avec lui quelque temps, à écouter tous ceux qui le voulaient leur dire qui il était et ce qu’il avait fait. Puis les deux jeunes hommes le répétèrent, en grande cérémonie et sur le mode du discours formel, au son grêle du tambourin, en se passant les mots de l’un à l’autre par-dessus le corps drapé d’une fine étoffe blanche encore gelée : un chant de louanges, qui donnait la parole à une vie, l’incluait dans le dit incessant.

Puis Siez récita de sa belle voix la fin de l’histoire de Pénan Téran, un couple-de-héros mythique cher au peuple rangma. Pénan et Téran étaient des hommes de Silong, de jeunes guerriers qui chevauchaient le septentrion venu des montagnes ; ils le sellaient comme une éberdine, et s’en allaient à la bataille, étendards au vent, pour défier l’ennemi ancestral des Rangma, le peuple de la mer, les barbares des plaines occidentales. Mais Téran était tué au combat. Alors Pénan mettait les siens hors de danger, sellait le vent du sud, le vent marin, et le chevauchait jusqu’aux montagnes, où il se jetait dans le vide et mourait.

Les villageois écoutaient, en pleurs, et Sutty avait les larmes aux yeux.

Puis Tobadan produisit à l’aide du tambourin, au lieu du battement de cœur habituel, une cadence qu’elle n’avait jamais entendue, enfiévrée, rythmée ; les villageois levèrent le corps et, accompagnés par ce martèlement, l’emportèrent en procession à vive allure.

— Où vont-ils l’ensevelir ? demanda-t-elle à Odiédine.

— Dans le ventre des geyma, dit-il.

Il désigna les aiguilles rocheuses qui hérissaient un des versants titanesques dominant la vallée, au loin.

— Ils le laisseront là-haut, nu, ajouta-t-il.

Un destin meilleur qu’une maison en pierres sèches, se dit Sutty. Bien meilleur que le bûcher.

— Ainsi, il chevauchera le vent, dit-elle.

Odiédine leva les yeux vers elle et acquiesça, au bout d’un moment, d’un signe de tête.

Il parlait peu, souvent avec sécheresse ; ce n’était pas quelqu’un de doux ; mais, à présent, elle était à l’aise avec lui, et lui avec elle. Il couvrait de signes les petits bouts de papier bleus et rouges dont il gardait une réserve inépuisable dans son sac : il écrivait le nom du mort, les noms des gens de sa famille, afin que ceux qui le pleuraient les emportent chez eux et les conservent dans leurs boîtes à dits.

— Maz, dit-elle, avant que les Dovziens deviennent puissants… changent tout, utilisent des machines, fabriquent les choses dans de grandes usines et non plus à la main… avant qu’ils fassent de nouvelles lois… et ainsi de suite…

Odiédine hocha la tête.

— Ils ont commencé il y a moins de cent ans, reprit-elle. Après la venue de l’Ékumen. Qu’étaient-ils, auparavant ?

— Des barbares.

Il était rangma ; il n’avait pu s’empêcher de le dire, à voix haute et claire. Mais elle le savait franc, et attentionné.

— Ils ne connaissaient pas le Dit ?

Un temps. Il posa sa plume.

— Il y a longtemps, non. À l’époque de Pénan Téran, non. De la rédaction de La Charmille, non. Puis les gens des plaines centrales, de Doy, ont commencé à les apprivoiser. À commercer avec eux, à les instruire. Ils ont donc appris à lire, à écrire et à dire. Mais c’étaient toujours des barbares, yoz Sutty. Ils préféraient la guerre au commerce. Quand ils commerçaient, ils employaient des méthodes guerrières. Ils autorisaient l’usure, recherchaient d’énormes profits. Ils ont toujours eu des gobey, des chefs auxquels ils payaient tribut, des hommes détenant un pouvoir sur les autres de manière permanente, des hommes riches. Des patrons. Et quand ils ont commencé à avoir des maz, ils en ont fait des patrons, ils leur ont donné le pouvoir de gouverner, de punir. Ils leur ont donné le pouvoir de lever des impôts. Ils les ont rendus riches. Ils ont fait des gens ordinaires des moins que rien. Tout allait de travers. Oui, tout allait de travers.

— Maz Uming Ottiar m’a parlé de ce temps-là.

Odiédine hocha la tête.

— C’était une mauvaise période… moins mauvaise que celle-ci, ajouta-t-il avec un petit rire dur.

— Mais cette époque-ci… vient de celle-là. Elle y prend ses racines. N’est-ce pas ?

Il prit un air pensif, dubitatif.

— Pourquoi ne la dites-vous jamais ?

Aucune réponse.

— Vous n’en parlez jamais, maz. Elle ne fait pas partie des histoires et des récits que vous dites du monde entier à travers les âges. Vous dites le passé lointain. Et la vie des gens du présent… des gens ordinaires… aux funérailles, et quand les enfants disent leur dit. Mais vous ne parlez pas de ces événements importants. Rien sur la façon dont le monde a changé au cours des cent dernières années.

Un silence tendu s’ensuivit. Puis :

— Rien de tout cela ne fait partie du Dit. Nous disons ce qui est juste, ce qui se passe bien, ce qui se passe comme il se doit. Et non pas ce qui passe mal.

— Pénan Téran ont perdu la bataille, le combat contre Dovza. Cela s’est mal passé, maz. Pourtant, vous le dites.

Il leva les yeux et la dévisagea, sans agressivité, sans inimitié, mais comme d’une grande distance. Elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’il pensait, de ce qu’il dirait.

À la fin, il se borna à répondre :

— Ah.

L’explosion d’une mine ? L’assentiment de l’auditeur ? Elle l’ignorait.

Il baissa la tête afin d’inscrire trois caractères nerveux, élégants, sur le morceau de papier d’un rouge terne : le nom du mort. Il avait moulu le bloc d’encre qu’il transportait, il l’avait mélangé à l’eau de la rivière dans un minuscule pot en pierre. La plume qu’il utilisait était une plume de geyma, d’un gris cendré. Il aurait pu être assis en tailleur dans la poussière, en train d’écrire ce nom, trois cents ans plus tôt. Trois mille ans plus tôt.

Elle n’avait pas le droit de lui poser de telles questions. Erreur, erreur, erreur.

Mais, le lendemain, il lui dit :

— Peut-être connaissez-vous les Énigmes du Dit, yoz Sutty ?