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— Non, je ne crois pas.

— On les apprend aux enfants. Elles sont très anciennes. Ils les disent toujours de la même manière. Où se termine une histoire ? Quand tu commences à la raconter. C’est une des Énigmes.

— J’appellerais plutôt cela un paradoxe, dit Sutty.

Elle s’accorda un moment de réflexion.

— Les événements doivent donc avoir pris fin avant que le dit ne commence ? demanda-t-elle.

Il parut quelque peu surpris, à l’instar de chaque maz lorsqu’elle essayait d’interpréter une devise ou un conte.

— Ah, ce n’est pas ce que ça veut dire, soupira-t-elle.

— Cela pourrait vouloir dire ça.

Il marqua une pause, puis ajouta :

— Pénan chevauchait le vent, il a sauté dans le vide et il est mort. Telle est l’histoire de Téran.

Elle avait d’abord cru qu’il répondait à sa question sur le refus des maz d’évoquer l’État corporatiste et les abus qui l’avaient précédé. Où se situait le rapport avec les héros d’antan ?

L’abîme entre le mode de pensée d’Odiédine et le sien était si vaste qu’il aurait fallu à la lumière des années pour le franchir.

— L’histoire s’est bien passée, dit-il alors. Ce n’est donc que justice de la dire. Vous voyez ?

— J’essaie.

Ils se reposèrent six jours au village d’estive, dans la vallée profonde. Puis ils repartirent, avec de nouvelles provisions, deux nouveaux guides. Au nord, toujours plus haut. Sutty cessa de compter les jours. L’aube pointait, ils se levaient, le soleil brillait sur eux et sur les pentes infinies de pierre et de neige, et ils marchaient. Le crépuscule venait, ils campaient, les bruits d’eau cessaient lorsque les ruisselets créés par le dégel gelaient de nouveau, et ils dormaient.

L’air était raréfié, l’itinéraire abrupt. Sur leur gauche se dressaient les escarpements et les pentes de la montagne qu’ils suivaient. Derrière eux, sur leur droite, une théorie de sommets émergeait de la brume et de l’ombre, mer immobile de vagues gelées et brisées qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Le soleil était un tambour blanc dans le ciel bleu sombre. C’était le milieu de l’été, la saison des avalanches. Ils cheminaient en silence, à pas prudents, parmi les géants menaçants. De temps en temps, durant la journée, le silence se brisait en un long vacarme multiplié et brouillé par les échos.

Sutty entendit les autres nommer la montagne qu’ils suivaient Zubuam. Un terme rangma : Tonnerre.

On ne voyait plus Silong depuis le départ du village. De sa masse griffée de crevasses, Zubuam fermait l’horizon oriental. Ils progressaient, peu à peu, vers le nord, toujours plus haut, négociant les rides au flanc de la montagne.

Respirer était une tâche ardue.

Une nuit, la neige se mit à tomber. Elle continua toute la journée du lendemain, légère, mais insistante.

Odiédine et les guides qui avaient rejoint le groupe au village d’estive s’accroupirent hors des tentes ce soir-là et palabrèrent, dessinant des lignes, des courbes, des zigzags sur la neige avec leurs doigts gantés. Le lendemain, le soleil jaillit dans le ciel, éclatant, au-dessus de la mer de glace des pics orientaux. Ils repartirent, déjà en sueur, à pas lents, vers le nord, plus haut, toujours plus haut.

Un matin, Sutty s’avisa qu’ils marchaient dos au soleil. Deux jours durant, ils montèrent vers le nord-ouest, en rampant sur l’épaule gigantesque de Zubuam. Le troisième jour, à midi, ils contournèrent un pan de glace et de roche, et ils se retrouvèrent face à une immense muraille par-delà un océan d’air : Silong, surgissant comme une vague blanche montée des abysses vers la lumière. Le jour immobile avait l’éclat du diamant. On apercevait le sommet du pic cornu derrière le rempart. Une tramée argentée s’effilochait vers le nord à sa pointe la plus élevée.

Le vent du sud soufflait, le vent depuis lequel Pénan avait sauté pour trouver la mort.

— Ce n’est plus si loin, dit Siez tandis qu’ils entamaient leur lente descente vers le sud-ouest.

— Je crois que je pourrais continuer de marcher éternellement, dit Sutty.

C’est ce que je vais faire, répondit son esprit.

Au village d’estive, Kiéri, la seule autre femme du groupe avant l’arrivée des nouveaux guides, avait emménagé dans sa tente. Jusque-là, Sutty logeait avec Odiédine. Veuf, chaste, silencieux, ordonné, il offrait une présence discrète et rassurante. Elle avait hésité, mais l’autre avait insisté : elle en avait assez de partager la tente d’Akidan.

— Ki a dix-sept ans, il est en rut tout le temps. Je n’aime pas les garçons ! J’aime les hommes et les femmes ! Je veux dormir avec toi. Tu veux bien ? Maz Odiédine peut partager la tente de Ki.

Dans sa bouche, les mots partager et dormir avaient un sens précis : partager, cela signifiait loger à deux, et dormir, joindre les sacs de couchage.

Lorsqu’elle s’en avisa, Sutty hésita plus que jamais ; mais la passivité cultivée au cours de ce voyage l’emporta sur sa réticence, et elle accepta. Le sexe ne comptait plus depuis la mort de Pao. C’était une chose qu’on désirait, dont on avait besoin. Parfois, son corps exigeait un contact, des caresses. Du moment qu’on n’attendait d’elle aucune sorte de sentiment, elle était capable d’éprouver des sensations.

Kiéri était forte, et douce, et chaude, et aussi propre que n’importe qui d’autre en de pareilles circonstances.

— Et on se réchauffe ! s’écriait-elle chaque soir en se glissant dans leurs sacs de couchage joints.

Elle faisait l’amour à Sutty brièvement, énergiquement, puis s’endormait pressée contre elle. Elles évoquaient deux bûches d’un feu de camp, songeait Sutty ; peu à peu, elles se consumaient, se laissaient engloutir par la chaleur ambiante.

Akidan s’était senti honoré de partager sa tente avec son maître, son professeur, mais la désertion de Kiéri l’avait aussi vexé, ou frustré. Après avoir broyé du noir pendant un ou deux jours, il s’intéressa à la femme qui les avait rejoints au village. Les nouveaux guides étaient un frère et une sœur aux longues jambes, au visage rond, infatigables, âgés d’une vingtaine d’années, appelés Naba et Shui. Le lendemain, Ki et Shui partageaient une tente et Odiédine, toujours patient, invitait Naba dans la sienne.

Qu’avait dit Diodi, le charretier, des années plus tôt, à des années-lumière de distance, là où on trouvait des rues le long desquelles les gens vivaient ?

— Du sexe qui dure trois cents ans ! Après trois cents ans de sexe, n’importe qui volerait !

Je peux voler, se disait Sutty en continuant son trajet, sa descente vers le sud. Il n’y a rien d’autre au monde que de la pierre et de la lumière. Tout, toute chose, retourne aux deux, à la pierre, à la lumière, et les deux retournent à l’un, au vol… Et tout renaîtra, tout renaît, toujours, à tout instant, mais il n’y a que le un, le vol… Elle marchait à pas lourds dans le paysage glorieux.

Ils atteignirent le Giron de la Terre.

Tout en sachant que c’était peu plausible, impossible, ridicule, Sutty avait persisté tout du long à s’imaginer que la destination de leur voyage serait un grand temple, une cité cachée au sommet du monde, remparts de pierre, étendards au vent, prêtres psalmodiant, or, gongs, processions. Lhassa, aujourd’hui disparue, le mont Dragon-Tigre, Machu Picchu, toutes les ruines de la Terre nourrissaient son esprit de cette imagerie.

Ils descendirent les flancs ouest abrupts de Zubuam pendant trois jours d’un temps nuageux, sans guère voir la muraille de Silong par-delà l’abîme dans lequel le vent chassait des tortillons vaporeux et des averses de neige qui ne touchaient pas le sol. Ils suivirent les guides pendant toute une journée dans les nuages et le brouillard le long d’une arête, une épine dorsale de pierre couverte de neige flanquée de deux précipices.