Le temps s’améliora brusquement ; les nuages avaient disparu, le soleil brillait au zénith. Déroutée, Sutty chercha la muraille sans la trouver. Odiédine s’approcha. Il souriait.
— Nous sommes sur Silong, dit-il.
Ils étaient passés d’un sommet à l’autre. L’énorme masse de pierre et de glace derrière eux à l’est était Zubuam. Une avalanche se déroula soudain sur un versant élevé, dans un poudroiement de neige. Ils l’entendirent rugir longtemps après. Tonnerre leur disait ce qu’il avait à dire.
Zubuam et Silong étaient donc deux et un. De vieilles montagnes maz. Un vieux couple aimant.
Elle leva les yeux vers Silong. La barrière les surplombait, cachant le sommet. Le ciel était une brèche brillante aux bords déchiquetés, courant du nord au sud.
Odiédine désignait le sud. Elle ne vit que de la roche, de la glace, le scintillement de l’eau de fonte. Ni tours, ni étendards.
Ils repartirent à pas lents. Ils suivaient un chemin horizontal, bien délimité, marqué ici et là par des piles de pierre plates. À de nombreuses reprises, Sutty remarqua des crottes de minule, petites boules séchées, le long du sentier.
Au milieu de l’après-midi, elle discerna deux piliers de pierre qui jaillissaient d’un angle de la montagne telles des défenses de la mâchoire inférieure d’un crâne. Le sentier se rétrécit à mesure qu’ils approchaient, devint une corniche à flanc de falaise. Quand ils arrivèrent à l’angle, les défenses rougeâtres se dressèrent devant eux ainsi qu’un portail ; le sentier le traversait.
Là, ils firent halte. Tobadan sortit son tambourin, le tapota, et les trois maz entonnèrent un discours entrecoupé de parties chantées. Ils employaient un rangma si ancien ou si formel que Sutty n’y comprit goutte. Les quatre guides, les leurs et ceux du village, sortirent de leurs sacs à dos des fagots de brindilles attachés par du fil rouge et bleu. Ils les donnèrent aux maz qui, tournés vers Silong, les acceptèrent avec le signe de la montagne et du cœur. Ils les allumèrent et les fixèrent à l’aide des pierres alentour pour les laisser se consumer. La fumée de cet encens embaumait la sauge. Elle serpentait en minuscules volutes bleutées, sans hâte, parmi les cailloux, le long du chemin. Un fleuve d’air agité se ruait en sifflant par la brèche entre les deux montagnes mais, ici, devant ce portail, Silong les protégeait du vent.
Ils reprirent leurs sacs à dos et passèrent à la file entre les rochers en dents de sabre. Le sentier s’incurvait vers le versant, et Sutty vit qu’il traversait un cirque en forme de demi-lune dans le flanc de la montagne. Il y avait sur sa paroi intérieure presque verticale, distante d’encore cinq cents mètres, des taches noires, ou des cavités. De la neige jonchait le sol, sur laquelle des pistes tassées par des pieds humains dessinaient des arabesques reliant ces trous noirs.
Il y a des grottes, murmurait dans sa mémoire Adien, l’ancien mineur au visage couturé de cicatrices, mort de la jaunisse au cours de l’hiver. Des grottes pleines d’existence.
L’air parut s’épaissir, acquérir la densité de la gelée, et trembler. Elle en eut le vertige. Le vent mugit à ses oreilles, grave et aigu à la fois, un bruit affreux. Pourtant, ils étaient à l’abri du vent, ici, dans ce cirque illuminé de soleil. Elle se retourna, perdue et, prise de terreur, leva les yeux, prête à voir un glissement de terrain l’ensevelir. Des ombres noires traversèrent le ciel, dans un rugissement assourdissant. Elle se tapit à terre, les bras levés pour se couvrir la tête.
Le silence.
Elle se releva. Les autres l’imitaient, et soudain ils se figèrent, statues dans l’éclat du jour, des flaques d’ombre noire à leurs pieds.
Derrière eux, entre les défenses, le portail, gisait ou pendait un objet froissé. Bien qu’aussi noir que les ombres, il brillait, aveuglant, telle une navette vue depuis un vaisseau dans l’espace. Une navette… un glisseur… un hélicoptère. Elle aperçut l’aile du rotor coincée contre le pilier extérieur.
— Ô Ram, dit-elle.
— Mère Silong, chuchota Shui, un poing crispé contre son cœur.
Et ils s’avancèrent vers le portail, vers l’objet. Devant eux, Akidan courait.
— Akidan, attends ! cria Odiédine.
Mais le garçon arrivait déjà à l’objet, à l’épave. Il cria quelque chose en retour. Odiédine se mit à courir.
Sutty n’arrivait plus à respirer. Elle dut s’arrêter un petit moment et laisser les battements de son cœur s’apaiser. Le plus âgé des deux guides venus des contreforts, Long, un homme timide et gentil, se tenait près d’elle. Lui aussi, il tremblait, et s’efforçait de respirer calmement. Ils étaient descendus, mais ils se trouvaient encore à 18 000 pieng, avait-elle entendu dire par Siez, à 6 000 mètres, dans un air raréfié, terriblement raréfié. Elle se répéta les nombres en pensée.
— Vous allez bien, yoz Long ?
— Oui, vous allez bien, yoz Sutty ?
Ils repartirent de concert. Kiéri disait :
— Je l’ai vu, je m’étais retournée… je n’en croyais pas mes yeux… il essayait de passer entre les piliers…
— Non, j’ai tout vu, il était là-bas, il suivait le défilé, il nous suivait, et puis il a dû y avoir une saute de vent qui l’a déséquilibré et projeté entre les rochers.
Akidan.
— Elle a décidé d’agir, dit Naba, l’homme du village d’estivation.
Les trois maz étaient autour de l’épave, dans l’épave.
Shui, agenouillée à proximité, réduisait quelque chose en miettes avec un caillou, rageusement, méthodiquement. Le débris d’un transmetteur, à ce que vit Sutty. La revanche de l’Âge de pierre, s’entendit-elle penser, froidement.
Son esprit lui semblait glacial, détaché de son corps, comme victime du gel.
Elle s’approcha de l’hélicoptère écrasé. Sous le choc, il s’était ouvert d’étrange façon. Le pilote pendait à sa ceinture de sécurité, sens dessus dessous, ou presque, le visage caché par une écharpe en laine trempée de sang. Elle vit ses yeux, deux morceaux de gelée.
Sur le sol rocailleux, entre Odiédine et Siez, gisait un autre homme. Ses yeux à lui étaient vivants. Il les levait vers elle. Au bout d’un moment, elle le reconnut.
Tobadan, le guérisseur, passait vivement des mains légères sur le corps et les membres du survivant, même s’il ne devait pas diagnostiquer grand-chose à travers la tenue épaisse. Il parlait sans cesse, comme pour le tenir éveillé.
— Pouvez-vous retirer votre casque ? demanda-t-il.
Au bout d’un moment, l’autre essaya de s’exécuter ; ses doigts triturèrent l’attache. Tobadan l’aida. Il continuait de fixer Sutty d’un regard perplexe. Les traits de son visage, d’ordinaire si durs, étaient à présent relâchés.
— Il est blessé ?
— Oui, dit Tobadan. Son genou. Et son dos a été touché, mais n’est pas brisé, je crois.
L’esprit glacial de Sutty prit la parole.
— Vous avez eu de la chance, dit-elle.
L’homme fronça les sourcils, détourna la tête, esquissa un geste sans force, tenta de s’asseoir. Odiédine appuya sur ses épaules, sans insister.
— Du calme, dit-il. Attendez. Sutty, empêchez-le de se redresser. Nous devons extraire l’autre. Des gens arrivent.
Un regard vers les grottes permit à Sutty d’apercevoir des silhouettes minuscules sur la neige se dirigeant vers eux à la hâte.
Elle prit la place d’Odiédine au-dessus du Moniteur. Il gisait sur le dos, les bras croisés sur la poitrine. De temps en temps, un spasme le secouait. Sutty, quant à elle, frissonnait, et claquait des dents. Elle s’entoura de ses bras.