— Votre pilote est mort.
Il ne dit rien. Il tremblait.
Soudain, il y eut des gens tout autour d’eux. Efficaces, ils ne mirent qu’une ou deux minutes à sangler l’homme sur une civière de fortune et à l’emporter dans une des grottes. D’autres s’occupèrent du mort. D’autres encore se réunirent autour d’Odiédine et des deux jeunes maz. Sutty entendit un bourdonnement de voix qui ne signifiait rien. Ç’auraient pu être des mouches.
Elle chercha Long du regard, le rejoignit, et traversa le cirque en sa compagnie. La distance à parcourir jusqu’à la falaise et aux entrées de grottes était plus grande qu’il n’y paraissait. Dans le ciel, deux geyma tournoyaient en spirales languides. Le soleil avait déjà disparu derrière le sommet de la barrière. L’ombre immense de Silong s’étendit, bleutée, sur Zubuam.
Les grottes ne ressemblaient à rien de ce qu’elle avait pu voir auparavant. Il y en avait beaucoup, des centaines, les unes minuscules, à peine plus que des bulles dans la roche, d’autres aussi vastes, aussi hautes que des entrepôts. Elles formaient une dentelle de cercles entrelacés dans la muraille de pierre, des motifs, des remplages. Le rebord des entrées était éraillé par des cercles de moindre diamètre, pierre argentée brillant sur fond d’ombre noire, petites bulles de savon agglutinées à une plus grande ; le tout évoquait les bords de figures de Mandelbrot. L’une de ces entrées était fermée par une barrière peu élevée ; Sutty jeta un coup d’œil dans la cavité au passage : une jeune minule à tête blanche l’observait de ses yeux sombres et tranquilles. Il y en avait de pleines étables, dans ces grottes. Elle sentait leur odeur d’herbe, chaude et âcre. Les entrées avaient été élargies et abaissées au niveau du sol si nécessaire, mais on avait laissé leur forme intacte. Le groupe qu’ils suivaient, Long et elle, pénétra dans la montagne par une de ces grandes ouvertures rondes. Une fois à l’intérieur, elle jeta un regard en arrière et vit la clarté du jour, au-dehors, comme un disque de lumière enchâssé dans un écrin d’un noir terne.
7.
Au lieu d’une ville avec étendards et processions, ou d’un temple avec tambours, clochettes, et prêtres en prières, c’était un endroit froid et sombre, peuplé de pauvres gens, où régnait le silence.
Nourriture, literie, huile pour les lampes, les réchauds, le chauffage, tout ce qui permettait de subsister au Giron de Silong venait des contreforts orientaux à dos d’homme ou de minule, peu à peu, par petits convois qui ne devaient pas attirer l’attention, pendant les quelques mois où l’on pouvait atteindre ce lieu. Durant l’été, trente ou quarante personnes, hommes et femmes, vivaient ici. Certains faisaient don de livres, de papiers, de textes du Dit. Ils séjournaient là pour ranger et protéger la bibliothèque, des milliers de volumes apportés au cours des décennies de tous les coins du grand continent. Ils séjournaient là pour lire et étudier, pour être avec les livres, pour être dans ces grottes pleines d’existence.
Les premiers jours que Sutty y passa avaient tout d’un rêve obscur et bizarre. Les grottes mêmes la désorientaient : une infinité de bulles de pierre interconnectées, entrelacées, des murs, des sols et des plafonds noirs qui se fondaient les uns dans les autres… L’effet était si déroutant qu’elle avait parfois l’impression de flotter en apesanteur. Tous les bruits se répercutaient, si bien qu’on n’arrivait pas à en déterminer la source. Il n’y avait jamais assez de lumière.
Les pèlerins dressèrent leurs tentes dans une vaste salle voûtée et dormirent dedans, agglutinés en quête de chaleur, comme au cours de leur trajet. D’autres salles accueillaient des constellations de tentes similaires. Un couple de maz s’était fait un nid d’une cavité de trois mètres de diamètre presque parfaitement sphérique. Les tables et les réchauds se trouvaient dans une grande grotte au sol plat éclairée par la lumière du jour grâce à deux conduits d’aération ; on s’y retrouvait pour les repas. Les cuisiniers veillaient à partager la nourriture équitablement : portions congrues, régime invariable – du thé clairet, des fèves bouillies, du fromage, des feuilles de yota séchées à l’aspect d’épinards, quelques légumes conservés dans la saumure. De la nourriture d’hiver en été. De l’énergie pour les racines, l’endurance.
Maz, étudiants et guides présents cet été-là venaient du nord et de l’est – des collines et des plaines du centre du continent, d’Amaréza, du Doy, du Kangnégné. Ces maz, des citadins, étaient bien plus érudits et sophistiqués que ceux de la petite ville de montagne que Sutty connaissait. Formés à une discipline intellectuelle, corporelle et spirituelle ardue et encore intacte, héritiers d’une tradition plus vaste, même dans sa ruine et sa clandestinité forcée, qu’elle aurait osé la concevoir, ils paraissaient réservés, et dotés d’une autorité personnelle palpable. Ils ne jouaient pas aux pontes (pour reprendre l’expression d’oncle Hurree), mais même les plus aimables d’entre eux étaient entourés d’une sorte d’aura – Sutty détestait ce genre de mots, mais devait se résoudre à l’employer – qui interdisait les relations informelles. Doux, distants, ils se consacraient exclusivement au Dit, aux livres, aux trésors cachés dans ces grottes.
Le matin qui suivit leur arrivée, les maz Ignéba et Ikak les emmenèrent visiter ce qu’ils appelaient la Bibliothèque. Des nombres tracés à la peinture luminescence au-dessus des ouvertures correspondaient à un plan des grottes que les maz leur montrèrent ; en choisissant toujours le nombre inférieur, une personne égarée dans le labyrinthe – et il était très facile de s’y perdre – retournerait aux grottes ouvrant sur l’extérieur. L’homme, Ignéba Ikak, portait une torche électrique, mais, comme la plupart des objets manufacturés akiens, elle était de mauvaise qualité, ou défectueuse, et ne cessait de s’éteindre. Ikak Ignéba tenait, elle, une lanterne à huile. À deux ou trois reprises, elle alluma des lampes accrochées aux murs afin d’éclairer les cavernes de l’existence, les pièces sphériques pleines de mots, où le Dit reposait, caché, dans le silence. Sous la roche, sous la neige.
Des livres, par milliers, à la reliure de cuir, de tissu, de bois ou de papier, liasses dans des coffrets peints, sculptés, marquetés, fragments anciens enluminés, parchemins dans des tubes, des boîtes, ou attachés par des rubans, livres sur vélin, sur parchemin, sur papier chiffon, sur mauvais papier, manuscrits, imprimés, livres par terre, dans des boîtes, dans des caisses, sur des rayonnages bancals en bois récupéré sur les caisses. Dans une salle, ils s’alignaient sur deux étagères creusées dans la paroi sur toute sa circonférence, à hauteur de taille et d’yeux. Un labeur de longue haleine, dit Ikak, accompli par les maz qui vivaient ici quand il s’agissait d’un petit umyazu dont la bibliothèque entière tenait dans cette pièce. Ils avaient le temps et les moyens de travailler ainsi. À présent, on se contentait de poser des bâches en plastique pour protéger les livres de la saleté et de la roche nue, de les empiler ou de les ranger le mieux possible, de les trier tant bien que mal et, surtout, de les tenir cachés, en sûreté. De les protéger, de les conserver et, quand on en avait le temps, de les consulter.
Mais une vie n’aurait pas suffi à lire ne serait-ce qu’un fragment de ce qu’il y avait ici, ce labyrinthe de mots, cette histoire immense, éclatée, interrompue, d’un peuple et d’un monde à travers siècles et millénaires.
Odiédine s’assit dans une de ces grottes silencieuses, mal éclairées, où des rangées de livres partaient de l’entrée, tels de sombres sillons d’herbe coupée, et disparaissaient dans l’obscurité. Il s’assit à même le sol entre deux de ces rangées, prit un petit livre à la couverture en tissu usée, et le posa sur ses genoux. Des larmes roulaient sur ses joues.