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— Qu’est-ce qui lui fait penser ça ?

— Je l’ignore. C’est un drôle d’individu. Il me semble que vous devriez parler avec lui.

— Pourquoi ?

Odiédine la regarda droit dans les yeux.

— Pour entendre ce qu’il a à dire.

Elle ne cessa de repousser la rencontre, mais sa conscience la taraudait. Odiédine n’était pas un sage lettré comme ces maz des plaines, mais il ne manquait ni d’esprit ni de cœur. Au cours de leur long voyage, elle avait fini par se fier totalement à lui ; et, depuis qu’elle l’avait vu pleurer face aux livres de la Bibliothèque, elle avait compris qu’elle l’aimait beaucoup. Elle voulait faire ce qu’il lui demandait, même si cela impliquait d’entendre ce que le Moniteur avait à dire.

Peut-être pourrait-elle lui dire ce qu’il devrait entendre, aussi. De toute manière, il lui faudrait l’affronter tôt ou tard. Et se poser la question de son devenir. Et savoir dans quelle mesure elle était responsable de sa présence ici.

Le lendemain, avant le repas du soir, elle se rendit dans la salle où il était installé. Deux gardiens de minules jouaient de l’argent, en jetant des bâtonnets marqués, à la lueur d’une lampe à huile. Sur la paroi de la grotte, une concavité du noir le plus absolu, les maz des siècles passés avaient gravé la silhouette de l’Arbre : le tronc unique, les deux branches, les cinq lobes du feuillage. De l’or brillait encore au fond des lignes, et des morceaux de cristal, de jais et d’adulaire scintillaient parmi les feuilles sculptées. Elle s’était habituée à la pénombre. La lueur d’une petite lampe électrique dans la tente adossée au mur du fond lui parut aussi brillante que la clarté du jour.

— Le Dovzien ? demanda-t-elle aux joueurs.

L’un d’eux releva son menton en direction de la tente éclairée.

Le rabat était fermé. Elle hésita quelques secondes, et dit :

— Moniteur ?

Le rabat s’ouvrit. Elle glissa un regard prudent avant d’entrer. Il faisait chaud dans la tente bien éclairée. On lui avait fait une couchette avec support dorsal incliné pour lui éviter de devoir rester allongé sur le dos. Il avait à sa portée le cordon du rabat, une lampe électrique à dynamo, un minuscule réchaud, une bouteille d’eau et un petit noteur.

Le choc avait été terrible, et il en portait les marques : bleues, noires et vertes sur tout le côté droit du visage, l’œil droit mi-clos sous des paupières gonflées, les bras ponctués de taches d’un marron bleuté. Deux des doigts de sa main gauche étaient tenus par des attelles. Mais Sutty regardait le noteur.

Elle pénétra dans la tente à quatre pattes, s’agenouilla dans l’espace libre entre le bord de la couchette et la paroi, ramassa le petit appareil et l’examina.

— Il ne peut pas transmettre, dit l’homme.

— C’est vous qui le dites.

Sutty le manipula, appela ses fonctions. Au bout d’un moment, elle dit, d’un ton ironique :

— Je regrette de devoir étudier vos fichiers personnels, Moniteur. Ils ne m’intéressent pas. Mais je dois m’assurer des capacités de cet objet.

Il ne répondit rien.

Il s’agissait d’un enregistreur de poche, assez voyant, mais handicapé par divers défauts de conception, comme la majorité de la technologie akienne – elle voyait là une fascination mal digérée pour les gadgets. Il n’avait aucune fonction d’envoi ou de réception. Elle le reposa à sa portée.

Soulagée après cette alerte, elle prit conscience de sa gêne et de son inconfort de devoir partager un espace aussi réduit avec cet homme dans une intimité forcée. Elle n’avait qu’une envie, prendre ses distances. La seule manière d’y parvenir, c’était par les mots.

— Qu’est-ce que vous essayiez de faire ?

— De vous suivre.

— Votre gouvernement vous l’avait interdit.

Il laissa passer un moment.

— Je ne pouvais pas l’accepter, dit-il enfin.

— Oh, la dent est plus sage que le rouage ?

Il ne dit rien. Il n’avait pas esquissé le moindre geste depuis qu’il avait ouvert le rabat. La rigidité de sa posture trahissait sans doute une vive souffrance. Peu lui importait.

— Si vous ne vous étiez pas écrasés, qu’est-ce que vous auriez fait ? Vous seriez retourné au Dovza pour signaler… quoi donc ? Quelques entrées de cavernes ?

Il ne dit rien.

— Que savez-vous de cet endroit ?

Tout en posant la question, elle s’avisa qu’il n’en avait rien vu, hormis cette grotte, quelques gardiens de troupeau et quelques maz. Ils pouvaient lui bander les yeux… mais ce ne serait sans doute même pas nécessaire ; dès qu’il serait transportable, il suffirait de l’emmener. Il n’avait vu qu’un gîte d’étape. Il n’avait rien à signaler.

— C’est le Giron de Silong. La dernière Bibliothèque.

— Qu’est-ce qui vous fait croire une chose pareille ? rétorqua-t-elle, furieuse d’être déçue.

— C’est là que vous alliez. L’Office de la pureté éthique cherche depuis longtemps l’endroit où ils cachent les livres. Nous y sommes.

— « Ils », Moniteur ? De qui parlez-vous ?

— Les ennemis de l’État.

— Ô, Ram !

Elle s’adossa à la paroi de la tente et replia ses jambes, afin de s’éloigner de lui le plus possible.

— Vous avez adopté tous nos défauts, et négligé toutes nos qualités. J’aimerais que nous ne soyons jamais venus sur Aka. Mais puisque nous avons jugé bon de venir, avec notre arrogance habituelle, nous aurions dû vous refuser les informations que vous réclamiez, vous enseigner l’histoire de la Terre. Mais, bien sûr, vous n’auriez pas écouté. Vous ne croyez pas à l’histoire. Vous vous êtes débarrassés de la vôtre comme d’un tas d’ordures.

— C’était un tas d’ordures.

Sa peau brune avait viré au gris. Il parlait d’une voix rauque, épaisse. Il est blessé, réduit à l’impuissance, se dit-elle sans la moindre sympathie, sans la moindre honte.

— Je vous connais, dit-elle. Vous êtes mon ennemi. Le fidèle. Le juste dévoué à sa juste mission. Celui qui jette les gens en prison parce qu’ils lisent et qui brûle les livres. Qui persécute ceux qui font les mauvais exercices. Qui répand l’herbier par terre et pisse dessus. Qui pousse le bouton qui envoie les missiles. Et qui se cache derrière un bunker, sans prendre aucun risque. Abrité par Dieu. Ou par l’État. Ou par le premier mensonge susceptible de justifier son envie, son égoïsme, sa lâcheté et sa soif de pouvoir. Il m’a fallu du temps pour vous comprendre. Alors que vous, vous m’avez devinée dès le premier regard. Vous saviez que j’étais votre ennemie. Que je pensais de la mauvaise façon. Comment l’avez-vous su ?

— On vous a envoyée dans les montagnes.

Jusque-là, il regardait droit devant lui, mais il tourna la tête pour croiser son regard.

— En un endroit où vous rencontreriez des maz. Je ne tenais pas à ce qu’il vous arrive malheur, yoz.

— Yoz ?! releva-t-elle au bout d’un moment.

Il s’était encore détourné. Elle observa son visage tuméfié, indéchiffrable. Il tendit sa main valide et entreprit d’abaisser et de relever la poignée de sa lampe. La petite ampoule carrée se raviva aussitôt. Dans un des recoins de son esprit, Sutty se demandait pour la centième fois pourquoi on fabriquait des ampoules carrées, sur Aka. Les autres recoins étaient pleins d’ombres, de colère, de haine.

— Si vos collègues m’ont laissée aller à Okzat-Ozkat, c’est parce que je servais d’appât ? D’outil idéologique ? Ils espéraient que je les conduirais ici ?

— C’est ce que j’ai pensé, dit-il au bout d’un moment.

— Mais vous m’avez dit de rester à l’écart des maz !