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— Je les croyais dangereux.

— Pour qui ?

— Pour… l’Ékumen… Pour mon gouvernement.

Il avait utilisé le vieux terme. Il se reprit :

— Pour la Corporation.

— Vous êtes illogique, Moniteur.

Cessant de recharger la lampe, il regarda de nouveau droit devant lui.

— Le pilote a dit : « Les voilà », et on a longé le sentier. Puis il a poussé un cri et j’ai vu votre groupe. Et de la fumée derrière vous, de la fumée sortant des rochers. Mais on a été projetés sur le côté, contre la montagne. Contre les rochers. L’hélicoptère a été dévié. Poussé.

Il tenait sa main gauche blessée dans sa main droite, de toutes ses forces, pour combattre ses tremblements.

— Des vents descendants, yoz, dit-elle tout bas après un temps. Et une altitude très élevée pour ce genre d’appareil.

Il hocha la tête. Sans doute s’était-il fait les mêmes réflexions. Maintes fois, peut-être.

— Ils tiennent cet endroit pour sacré, dit-elle.

D’où venait ce mot ? Elle ne l’utilisait pas, d’ordinaire. Pourquoi le torturait-elle ? Erreur, erreur.

— Écoutez, Yara… c’est votre nom ?… ne laissez pas le cadavre pourrissant de la superstition vous apeurer. Je doute que Mère Silong nous prête une quelconque attention.

Il secoua la tête sans piper mot. Peut-être s’était-il fait cette réflexion-là, aussi.

Elle ne savait plus quoi dire. Le silence s’éternisait.

— Je mérite le châtiment, déclara-t-il enfin.

Elle tressaillit.

— Vous l’avez, dit-elle enfin, et ce n’est peut-être que le début. Que va-t-on faire de vous ? Cela reste à définir. L’été s’achève. Ils songent à repartir dans quelques semaines. En attendant, ménagez-vous. Entraînez-vous à marcher. Où que vous alliez, ce ne sera pas en chevauchant le vent du sud…

Il la regarda de nouveau. Quelque chose l’effrayait. Ses propos ? Le sentiment de culpabilité qui l’avait, lui, poussé à dire : « Je mérite le châtiment » ? Ou le simple fait de se retrouver impuissant aux mains de l’ennemi ?

Il lui adressa son hochement de tête sec et douloureux.

— Mon genou sera bientôt guéri.

Tandis qu’elle revenait en cheminant parmi les grottes, elle se dit qu’aussi grotesque que cela puisse paraître, il y avait quelque chose d’enfantin chez cet homme, quelque chose de simple, de pur. De simple ? De simpliste, plutôt, se morigéna-t-elle. Et qu’est-ce que ça veut dire, « pur » ? Saint, sacré, toutes ces idioties ? (Ne me joue pas ta Mère Térésa, fillette, entendit-elle l’oncle Hurree marmonner.) Il était idiot, avec son jargon sur les « ennemis de l’État ». Et stupide. Un fanatique, comme disait Odiédine. Un terroriste, en réalité. Purement et simplement.

Discuter avec lui l’avait aigrie. Elle aurait préféré s’en être abstenue, ne pas l’avoir vu. À force d’angoisses et de frustrations, elle trouvait même ses amis agaçants.

Si Kiéri, dont elle continuait de partager la tente, mais plus le lit, était gaie, aimable, son assurance était lassante. Kiéri savait tout ce qu’elle voulait savoir. Du Dit, elle aimait les histoires, les superstitions. Elle n’avait rien à apprendre des maz d’ici, elle n’allait jamais dans les grottes aux livres. Ce qui l’avait attirée, c’était le frisson de l’aventure.

Akidan, pour sa part, souffrait d’un accès de culte du héros mêlé de désir sexuel. Shui avait regagné son village peu après leur arrivée, le laissant seul dans sa tente. Il s’était aussitôt épris de Maz Unroy Kigno. Il la suivait partout, comme une petite minule fait avec sa mère, la contemplait d’un regard adorateur, apprenait ses mots par cœur. Hélas, selon l’ancien système, les maz étaient les seuls individus dont la vie sexuelle obéissait à une discipline très stricte qui tenait en une seule règle : la monogamie à vie, quelles que soient les circonstances. Les maz que Sutty connaissait la respectaient sans faillir, à ce qu’elle avait constaté. Le jeune homme, un modèle de gentillesse, n’avait aucune intention de la combattre ou de la remettre en question. Il était sous le charme, follement amoureux, victime de ses hormones.

Unroy en était désolée, mais le lui dissimulait. Elle le décourageait rudement, mettait en doute son autodiscipline, son instruction, sa capacité à devenir maz. Voici peu, alors qu’il exprimait ses sentiments de manière trop patente, elle s’était tournée vers lui et avait cité un passage célèbre de La Charmille :

— « Les Deux qui sont Un ne sont pas Deux, mais l’Un qui est Deux est Un… »

La rebuffade paraissait subtile, mais Akidan avait pâli de honte et s’était éclipsé. Depuis lors, il était inconsolable. Kiéri lui parlait souvent, et semblait encline à le réconforter. Sutty aurait aimé qu’elle s’y résolve. Elle refusait le flux et le reflux de l’émoi adolescent. Elle avait envie de conseils adultes, de certitudes longuement mûries. Elle éprouvait la sensation de devoir aller de l’avant mais de se trouver dans une impasse, de devoir prendre une décision sans savoir ce qu’il fallait décider.

Le Giron de Silong était coupé du reste du monde. On n’y amenait jamais de radios ni de communicateurs, de peur qu’on en repère les signaux. Les nouvelles leur parvenaient par les chemins de l’est ou par l’itinéraire, long et difficile, que le groupe de Sutty avait emprunté depuis le sud-est. Si tard dans la saison d’été, il n’y avait guère de chances de voir arriver d’autres pèlerins ; en fait, comme elle l’avait dit au Moniteur, les gens d’ici évoquaient déjà leur départ.

Elle les écouta discuter de leurs projets. Ils avaient coutume de partir à plusieurs et de se séparer aux croisées des chemins. Dès qu’ils le pouvaient, ils se joignaient aux petits convois par lesquels les gens des villages d’estive regagnaient les contreforts. Ils gardaient ainsi le secret sur leur pèlerinage et le chemin des grottes depuis quarante ans.

Il était déjà trop tard, lui apprit Odiédine, pour rentrer par la piste sud-est suivie à l’aller. Les guides du village de la vallée étaient retournés chez eux sans délai, pourtant ils s’attendaient à essuyer chutes de neige et tempêtes sur Zubuam. Les autres devraient descendre en Amaréza, la région de collines au nord-est de Silong, pour contourner l’extrémité de la Chaîne des Sources et remonter vers les contreforts où se nichait Okzat-Ozkat. Cela leur prendrait plusieurs semaines de marche. Ils trouveraient sans doute à voyager dans les camions montant vers les contreforts, mais il leur faudrait se séparer par groupes de deux.

Sutty jugea cette perspective étonnante et alarmante. C’était une chose de suivre des guides dans la montagne sur un itinéraire clandestin qui vous menait par-delà les nuages jusqu’à un lieu sacré. C’en était une autre que d’errer telle une mendiante ou une autostoppeuse anonyme, sans aucune protection, à travers la campagne d’une autre planète. Elle se fiait à Odiédine, certes, mais elle aurait beaucoup aimé prendre l’avis de Tong Ov.

Et qu’allait-on faire du Moniteur ? Le libérer pour qu’il coure parler de la dernière grande cache de livres proscrits aux officiels des divers bureaux et ministères concernés ? Il finirait peut-être en disgrâce, mais ses patrons l’écouteraient faire son rapport avant de le bannir dans une mine de sel.

Et que dirait-elle à Tong lorsque, finalement, elle le reverrait ? Il l’avait envoyée découvrir l’histoire d’Aka, son passé perdu, hors la loi, son être véritable, et elle l’avait, de fait, découverte. Et maintenant ?

Ce que les maz attendaient d’elle était important, patent : qu’elle sauve leur trésor. C’était la seule évidence dans l’obscurité de ses pensées et de ses sentiments depuis sa discussion avec le Moniteur.