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Ce qu’elle voulait – ce qu’elle aurait voulu, si possible –, c’était rester ici. Vivre dans les grottes de l’existence, lire, écouter le Dit, là où il était encore entier ou presque, là où il composait encore une seule et même histoire. Vivre dans la forêt des mots. Écouter. C’était ce à quoi on l’avait formée, ce à quoi elle aspirait, et ce qui lui était dénié.

Un point commun avec les maz.

— Nous avons été stupides, yoz Sutty.

Goïri Engnaké venait de Kangnégné, la grande ville au centre du continent. Professeur de philosophie, elle avait passé quatorze ans dans un camp de travail agricole – pour dissémination d’idéologie réactionnaire. C’était une femme usée, dure, directe.

— Stupides de tout emmagasiner ici. Nous aurions dû mieux réfléchir. Laisser les textes à ceux qui les avaient, et les copier. Nous y consacrer, au lieu de les rassembler en un seul endroit, où tout pourrait se voir détruit d’un coup. Nous vivons à l’ancienne mode, voyez-vous. On a pensé au temps qu’il faudrait pour copier les livres, au danger de vouloir les imprimer, et pas aux machines que la Corporation se mettait à produire, aux divers procédés de reproduction instantanée, au transfert de bibliothèques entières dans un ordinateur. À présent, nous avons notre trésor là où ces technologies nous sont inaccessibles. Il est impossible d’apporter un ordinateur ici, d’ailleurs, comment l’alimenter en énergie ? Et combien de temps faudrait-il pour tout transférer ?

— Avec la technologie akienne, des années, dit Sutty. Avec celle dont dispose l’Ékumen, un été, au plus.

Voyant l’expression du visage de Goïri, elle ajouta, en détachant bien ses mots :

— Si nous étions autorisés à le faire. Par la Corporation d’Aka. Et les Stabiles de l’Ékumen.

— Je comprends.

Elles se trouvaient dans la « cuisine », la grotte où l’on préparait les repas et où l’on mangeait. On l’avait scellée de manière à pouvoir y maintenir une température agréable, et on s’y réunissait à toute heure pour discuter, bavarder. Elles avaient pris leur petit déjeuner et sirotaient leur tasse de thé de bézit clairet. Il enclenche la circulation et réunit, souffla Iziézi dans le souvenir de Sutty.

— Yoz, vous demanderiez à l’Envoyé de présenter cette requête ?

— Oui, bien sûr… Du moins je lui demanderais s’il estime qu’elle a des chances d’aboutir et ne présente aucun risque. Indiquer à votre gouvernement que cet endroit existe reviendrait à vendre la mèche, Maz.

Goïri sourit de l’expression. Elles s’exprimaient en dovzien, bien sûr.

— Peut-être le fait que vous connaissiez l’existence de la Bibliothèque et que l’Ékumen s’y intéresse la protégerait-il. Et empêcherait-il qu’on envoie la police la détruire.

— Peut-être.

— Les cadres de la Corporation tiennent l’Ékumen en très haute estime.

— Oui. Ils tiennent aussi ses envoyés à l’écart de tous ceux qui ne sont pas ministres ou bureaucrates. Nous leur avons fourni toutes sortes d’informations utiles. En retour, ils nous ont fourni de la propagande inutile.

Goïri s’octroya un temps de réflexion.

— Si vous le savez, pourquoi les laissez-vous faire ?

— Maz Goïri, l’Ékumen œuvre à long terme. À si long terme qu’un être éphémère peut avoir du mal à l’admettre. Selon nous, la rétention d’informations est une erreur… à long terme. Si on nous demande ce que nous savons, nous le disons. À cet égard, l’Ékumen et les maz se ressemblent.

— Se ressemblaient, la reprit Goïri avec amertume. Ce que nous savons, nous le dissimulons, désormais.

— Vous n’avez pas le choix. Vos bureaucrates sont des gens dangereux. Ce sont des fidèles…

Sutty but un peu de thé. Elle avait la gorge sèche.

— Sur mon monde, durant mon enfance, il y avait un groupe de fidèles, très puissant. Ils estimaient que leurs croyances devaient l’emporter, n’admettaient aucun autre mode de pensée. Ils ont saboté les réseaux de stockage des informations, détruit des bibliothèques et des écoles, partout dans le monde. Ils n’ont pas réussi à tout détruire, bien sûr. On peut reconstituer ce qui est perdu. Mais… ils ont fait des dégâts. Ce genre de dégâts s’apparente à ceux d’une attaque cérébrale. On retrouve presque toutes ses facultés. Mais je ne vous apprends rien.

Elle s’interrompit. Elle parlait trop. Sa voix tremblait. Elle s’impliquait. Elle s’impliquait trop. Erreur.

Goïri semblait bouleversée, elle aussi.

— Yoz, tout ce que je sais de votre planète…

— … c’est que nous arrivons en vaisseau spatial pour offrir la lumière de la connaissance aux mondes arriérés, dit Sutty.

Et elle fit claquer sa main sur la table tout en plaquant l’autre sur ses lèvres.

Goïri la dévisagea.

— C’est de cette façon que les Rangma se rappellent qu’ils feraient mieux de se taire, expliqua Sutty.

Elle souriait, mais ses mains tremblaient.

Elles gardèrent toutes deux le silence quelque temps.

— Je vous voyais… tous les peuples de l’Ékumen… comme des gens très sages… incapables de commettre les moindres erreurs, dit Goïri. J’étais puérile. Et injuste.

Un nouveau silence s’ensuivit.

— Je ferai mon possible, Maz. Dès mon retour à Dovza-Ville, si j’y retourne. Appeler le Mobile depuis l’Amaréza, ce serait prendre un risque. Je pourrais toujours prétendre, pour déjouer les écoutes téléphoniques, m’être perdue lors d’une randonnée sur Silong et avoir profité d’un sentier qui allait vers l’est pour quitter la montagne, mais si on apprend ma présence en Amaréza, où on ne m’a pas autorisée à aller, on me posera des questions. Je pourrai refuser de répondre, mais je ne saurai pas mentir. Ou pas bien… Et il subsiste le problème du Moniteur.

— Oui. J’aimerais que vous lui parliez, yoz Sutty.

Tu quoque, filii ? dit oncle Hurree avec un froncement de sourcils sarcastique.

— Pourquoi, Maz Goïri ?

— Eh bien, c’est un… fidèle, comme vous dites. Il est donc dangereux. Dites-lui ce que vous m’avez dit de votre Terre. Dites-lui-en plus qu’à moi. Dites-lui que la foi est la blessure que le savoir guérit.

Sutty but le reste de son thé, au goût amer, délicat.

— Je connais cette expression. Je ne l’ai pas lue. Je l’ai entendue. Mais où ?

— C’est ce que Téran dit à Pénan après avoir été blessé au combat contre les barbares.

Le souvenir lui revint alors : le cercle en deuil dans la vallée verdoyante sous les versants de pierre et de neige, le corps du jeune homme recouvert d’une fine étoffe blanchie par le gel, la voix du maz qui disait l’histoire.

— Téran est à l’agonie. Il dit : « Mon frère, mon époux, mon amour, mon moi, nous croyions tous deux que vaincre notre ennemi ramènerait la paix dans notre pays. Mais la foi est la blessure que le savoir guérit, et la mort entame le Dit de notre vie. » Puis il meurt dans les bras de Pénan.

Le tombeau, yoz. Là où commence le tout.

— Je peux lui transmettre ce message, dit enfin Sutty. Mais les fanatiques sont durs d’oreille.

8.

Sa tente n’était éclairée que par la lueur du chauffage. Dès l’entrée de Sutty, il entreprit de recharger sa lampe, et il lui fallut un certain temps pour obtenir un éclat falot, hésitant.

Elle s’assit en tailleur dans la moitié libre de la tente. À ce qu’elle pouvait constater, le visage du Moniteur avait désenflé, mais restait décoloré. Le dossier était incliné de telle sorte que le blessé était presque assis sur son lit.