— Vous restez allongé dans le noir nuit et jour, dit-elle. Ce doit être bizarre, un peu comme le cachot ou la privation sensorielle. Que faites-vous pour passer le temps ?
— Je dors. Je pense.
— Donc vous êtes.
Aucune réaction.
— Vous vous récitez des slogans ? Plus haut, plus loin, plus vite ? La pensée réactionnaire est l’ennemi vaincu ?
Toujours pas de réponse.
Un livre gisait près de sa couchette. Elle le ramassa. Il s’agissait d’un manuel scolaire, d’un recueil de poèmes, d’histoires, de biographies, destiné à un enfant d’une dizaine d’années. Elle mit un moment à remarquer qu’il était rédigé en écriture idéographique. Elle avait presque oublié que, dans le monde du Moniteur, l’Aka moderne, tout était alphabétique, que les idéogrammes étaient interdits, illicites, bannis, oubliés.
— Vous savez lire cette notation ? demanda-t-elle d’un ton sec, surprise et un peu agacée.
— C’est Odiédine Manma qui m’a donné ce livre.
— Et vous le lisez ?
— Lentement.
— Quand avez-vous appris à lire l’écriture primitive antiscientifique rétrograde, Moniteur ?
— Dans mon enfance.
— Qui vous l’a apprise ?
— Les gens chez qui je vivais.
— Qui étaient-ce ?
— Les parents de ma mère.
Il marquait un temps avant chaque réponse, et parlait bas, au point de marmonner, tel un écolier humilié par un examinateur dédaigneux. Sutty sentit soudain le rouge de la honte lui venir aux joues ; elle en avait la tête qui tournait.
Erreur, encore. Pire qu’une simple erreur.
— Je vous prie de m’excuser pour la façon dont je vous ai traité, dit-elle après un long silence. Je n’ai pas aimé vos manières sur le bateau, ni à Okzat-Ozkat. J’en suis venue à vous haïr quand je vous ai cru coupable de la destruction de l’herbier de Maz Sotyu Ang, de l’œuvre de sa vie, et de sa vie. Détesté d’avoir traqué mes amis. Et de m’avoir traquée, moi. Je hais vos convictions fanatiques. Mais je vais essayer de ne plus vous haïr, vous.
— Pourquoi ?
Il avait repris la voix glaciale qu’elle lui connaissait.
Elle cita un passage bien connu du Dit :
— « La haine blesse qui la ressent. »
Il restait impassible, aussi tendu que d’habitude. Elle, par contre, commença à se détendre. Sa confession l’avait lavée non seulement de sa honte, mais aussi de l’oppression et de la gêne qu’elle éprouvait en sa présence. Elle relâcha sa position du lotus, se redressa, et le regarda au lieu de lui jeter des coups d’œil à la dérobée. Elle observa son visage fermé pendant quelque temps. Il ne voulait, ou ne pouvait, rien dire, mais elle le pouvait, et elle le voulait.
— Ils tiennent à ce que je vous parle. À ce que je vous dise à quoi la vie ressemble sur Terre. Les tristes vérités que vous trouverez à l’issue de la Marche vers les Étoiles. Afin que, peut-être, vous vous posiez la question cruciale : Est-ce que je sais ce que je fais ? Mais vous n’en avez sans doute pas envie… Et moi, je veux savoir à quoi la vie ressemble pour quelqu’un comme vous. Savoir ce qui fait d’un homme un Moniteur. Vous voulez bien me le dire ? Pourquoi est-ce que vous viviez chez vos grands-parents ? Pourquoi avez-vous appris à lire l’écriture ancienne ? Vous devez avoir quarante ans, il me semble. Elle était déjà proscrite durant votre enfance, n’est-ce pas ?
Il hocha la tête. Elle avait reposé le livre. Il le prit et parut étudier la calligraphie cursive du titre : Les Joyaux de l’Arbre de la Connaissance.
— Dites-moi, dit-elle. Où êtes-vous né ?
— À Bolov Yéda. Sur la côte ouest.
— Et on vous a appelé Yara – « Fort ».
Il secoua la tête.
— On m’a appelé Azyaru.
Azya Ara. Elle lisait leur biographie dans une Histoire des pays occidentaux qu’Unroy lui avait indiquée lors d’une de leurs visites de la Bibliothèque. Deux cents ans plus tôt, ils avaient amené et propagé le Dit au Dovza. Les premiers maz patrons. Des héros, jusqu’à la sécularisation. Nul doute que la Corporation en avait fait des repoussoirs, avant de les gommer, de les effacer, de les nier.
— Vos parents étaient maz, alors ?
— Mes grands-parents.
Il tenait le livre comme s’il s’agissait d’un talisman.
— Mon premier souvenir, c’est mon grand-père me montrant comment écrire le mot « arbre ».
Du doigt, il esquissa les deux traits de l’idéogramme sur la couverture.
— De là où on était assis, sur la véranda, à l’ombre, on apercevait la mer. Les bateaux de pêche rentraient. Bolov Yéda se trouve sur des collines qui dominent une baie. La plus grande ville de la côte… Mes grands-parents avaient une maison magnifique. Il y avait une plante grimpante qui s’enroulait sur la véranda, jusqu’au toit, avec un tronc épais et des fleurs jaunes. Ils disaient le Dit dans la maison tous les jours. Le soir, ils allaient à l’umyazu.
Il employait le pronom interdit, il/elle/ils. Sutty songea qu’il n’en avait pas conscience. Son ton s’était adouci.
— Mes parents étaient maîtres d’école. Ils enseignaient la nouvelle écriture alphabétique à l’école de la Corporation. Je l’ai apprise, mais je préférais l’ancienne. Je m’intéressais aux textes, aux livres. Aux choses que m’enseignaient mes grands-parents. Ils me voyaient maz, plus tard. Grand-mère disait : « Oh, Kiem, laisse-le aller jouer ! » Mais Grand-père voulait toujours que je reste, que j’apprenne encore d’autres idéogrammes, et je tenais à lui faire plaisir. À faire mieux… Grand-mère m’apprenait l’oral, ce que les enfants savaient du Dit, mais je préférais l’écrit. Je pouvais m’appliquer à le copier. Le conserver. Les paroles s’envolaient, il fallait les répéter sans cesse pour les garder à l’esprit. L’écrit restait, et on pouvait apprendre à l’améliorer. À le rendre plus beau.
— Donc, vous êtes allé vivre chez vos grands-parents pour étudier avec eux ?
Il répondit avec le même calme, le même air rêveur.
— Quand j’étais petit, on vivait tous ensemble chez eux. Mon père est devenu administrateur d’école, et ma mère est entrée au ministère de l’information. On les a mutés, També puis Dovza-Ville. Ma mère devait voyager pour son travail. Ils ont vite progressé dans les rangs de la Corporation. Des officiels de valeur. Très actifs. Mes grands-parents ont jugé préférable que je séjourne à la maison, tant que mes parents bougeaient beaucoup et travaillaient dur. Je suis resté.
— C’est ce que vous vouliez ?
— Oh, oui, dit-il avec une simplicité désarmante. J’étais heureux.
Ce mot parut éveiller un écho dans son esprit, le tirer de sa quiétude. Il détourna la tête, d’un geste brusque qui rappela à Sutty leur rencontre dans la rue à Okzat-Ozkat, quand il lui avait dit, avec rage, avec passion : « Ne nous trahissez pas ! »
Ils restèrent un long moment sans mot dire. Rien ne bougeait, personne ne parlait dans la Grotte de l’Arbre. Le silence régnait dans le Giron de Silong.
— J’ai grandi dans un village, avec mon oncle et ma tante, dit Sutty. Mon grand-oncle et ma grand-tante, en fait. Oncle Hurree était maigre, brun, presque noir de peau, et il avait des cheveux et des sourcils blancs et broussailleux… terribles. Quand j’étais petite, je croyais qu’ils lançaient des éclairs quand il les fronçait. Tata était une cuisinière et une organisatrice exceptionnelles. En sa compagnie, tout le monde devenait efficace. Je savais cuisiner avant de savoir lire. Mais Tonton a fini par m’apprendre. Il avait enseigné à l’université de Calcutta… une grande ville de ma région sur la Terre. Il était professeur de littérature. Notre maison avait cinq pièces, et elles étaient toutes pleines de livres, à part la cuisine. Tata refusait qu’il y ait des livres dans la cuisine. J’en avais plein ma chambre, sur tous les murs, sous le lit, sous la table. Quand j’ai vu les grottes de la Bibliothèque, ici, elles m’ont rappelé ma chambre, chez moi.