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— Comme les maz.

— Non. Non, je crois que vous vous trompez, Yara. À ma connaissance, en aucun cas le Dit n’exclut un savoir, ni ne le considère comme mauvais ou profane. Il n’inclut rien de ce qu’Aka a appris au cours des cent dernières années, au contact des autres civilisations, c’est vrai. J’y vois le fait que les maz n’ont pas eu le temps d’incorporer ces nouvelles informations : l’État corporatiste a pris le pouvoir, remplacé les maz par des bureaucrates, criminalisé le Dit. Condamné à la clandestinité, il ne pouvait plus se développer. En fait, la Corporation l’a mis à l’index en tant que savoir profane, justement. Ce qui m’échappe, c’est la raison de cet usage du pouvoir, de cette violence.

— Les maz avaient toutes les richesses, tout le pouvoir. Ils maintenaient les gens dans l’ignorance, en les droguant à l’aide de leurs rites, de leurs superstitions.

— Ils ne les maintenaient pas dans l’ignorance ! Le Dit, c’est au contraire enseigner tout le savoir disponible à qui le désire !

Il hésita, se passa une main sur la bouche.

— Ça se passait peut-être comme ça dans… l’ancien mode de vie, dit-il. Autrefois. Mais ce n’était plus le cas. Au Dovza, les maz opprimaient les pauvres. La terre appartenait aux umyazu. Leurs écoles n’enseignaient plus qu’un savoir fossile, inutile. Ils refusaient aux gens les nouveaux codes de loi, les nouveaux enseignements…

— Par la violence ?

Il eut une nouvelle hésitation.

— Oui. À Belsi, la foule des réactionnaires a tué deux officiels de l’État corporatiste. La désobéissance civile était partout. Le mépris de la loi.

Il se frotta vigoureusement le visage, malgré la douleur qu’un tel geste devait raviver.

— Ce qui s’est passé, reprit-il, c’est que votre peuple est venu ici et a apporté un monde nouveau. La promesse d’un monde nouveau, plus juste. Ils voulaient nous l’offrir, mais ceux qui souhaitaient l’accepter en étaient empêchés par les anciens modes de pensée. L’ancien mode de vie. Les maz qui marmonnaient sans cesse que les choses se passaient de telle et telle façon il y a dix mille ans, qui prétendaient savoir tout sur tout, qui refusaient d’apprendre quoi que ce soit de neuf, qui nous maintenaient dans la pauvreté, dans le passé. Ils avaient tort, c’étaient des égoïstes, des usuriers du savoir. Il fallait les écarter, pour laisser la place au futur… et s’ils refusaient de s’écarter, les punir. Il a fallu montrer aux gens qu’ils étaient dans l’erreur. Mes grands-parents étaient dans l’erreur. C’étaient des ennemis de l’État. Ils refusaient de le reconnaître. Ils refusaient de changer.

Il avait commencé sur un ton modéré, assuré, mais, à présent, il respirait par à-coups, les yeux dans le vague, la main crispée sur le manuel d’apprentissage de la lecture.

— Que leur est-il arrivé ?

— On les a arrêtés peu après que je suis allé vivre chez mon père. Ils ont passé un an en prison à També.

Une longue pause.

— Beaucoup de chefs réactionnaires récalcitrants ont été transférés à Dovza-Ville pour un procès équitable. Ceux qui ont renié leurs pratiques ont eu droit à la rééducation par le travail dans les fermes corporatistes.

Sa voix avait perdu toute intonation.

— Les autres ont été exécutés par les producteurs-consommateurs d’Aka.

— On les a abattus ?

— On les a amenés sur la Grand-Place de la Justice.

Il s’interrompit.

Sutty se rappelait cet endroit : une plaine de pavés entourée par les quatre immenses bâtiments massifs de la Cour centrale de justice et encombrée de voitures immobilisées et de piétons pressés.

Yara reprit la parole, le regard toujours dans le vague.

— On les avait rassemblés au milieu, derrière une corde, gardés par des policiers. Il y avait des milliers de personnes, autour d’eux et dans les rues adjacentes. Mon père m’avait amené. On était à une fenêtre dans les étages du bâtiment de la Cour suprême. Il m’avait placé devant lui, pour que j’y voie. Il y avait des pierres, des pierres de taille, prises sur les umyazu qu’on avait démolis, empilées, aux quatre coins de la place. Je ne savais pas à quoi elles devaient servir. Puis la police a donné un ordre et tout le monde s’est avancé vers le centre, vers les criminels, et s’est mis à les frapper avec les pierres. Les bras se levaient, retombaient… On était censé jeter les pierres, lapider les criminels, mais la foule était trop importante. La cohue trop forte. Des centaines de policiers, et tous ces gens. Alors, ils les ont battus à mort. Ça a duré longtemps.

— Et vous deviez regarder ça ?

— Mon père tenait à ce que je constate leur erreur.

Il parlait d’une voix ferme, mais sa main, ses lèvres le trahissaient. Il n’avait jamais quitté cette fenêtre dominant la place. Toute sa vie il aurait douze ans, et il continuerait de regarder.

Une justice de l’Âge de pierre.

Il avait donc vu que ses grands-parents étaient dans l’erreur. Qu’aurait-il pu voir d’autre ?

De nouveau, un long silence – partagé – s’ensuivit.

Enfouir la douleur si profond qu’on ne la sentira jamais plus. L’enfouir sous n’importe quoi, tout ce qui se présente. Être un bon garçon. Une bonne fille. Marcher sur les tombes sans baisser les yeux. Éloignez donc ce chien… Mais il n’y avait pas de tombes. Des visages réduits en bouillie, des crânes fracassés, des cheveux gris collés par le sang, en tas, au milieu d’une place. Des esquilles d’os, des couronnes dentaires, des cendres de chair, une bouffée de gaz. L’odeur de l’incendie dans les ruines d’une ville après la pluie.

— Ensuite, donc, vous avez vécu à Dovza-Ville. Et vous avez rejoint la Corporation. Le Bureau socioculturel.

— Mon père a engagé des tuteurs. Pour remédier à mon éducation. J’ai obtenu de bonnes notes aux examens.

— Vous êtes marié, Yara ?

— Je l’ai été. Pendant deux ans.

— Pas d’enfant ?

Il secoua la tête.

Il fixait le néant, assis, tout raide, sans bouger. Son sac de couchage saillait au-dessus de son genou que Tobadan avait enfermé dans une sorte de cadre pour l’immobiliser et soulager la douleur. Le petit livre, Les Fruits de l’Arbre de la Connaissance, gisait près de sa main.

Sutty se pencha en avant pour dénouer les muscles de ses épaules, puis se redressa.

— Goïri m’a demandé de vous parler de mon monde. Et c’est vrai que je n’ai pas eu une vie si différente de la vôtre, au fond… Je vous ai parlé des Unistes. Ils avaient pris le pouvoir dans notre région. Ils ont commencé à « purifier » les villages, comme ils disaient. Le danger augmentait sans cesse, pour nous. Les gens nous conseillaient de cacher nos livres, de les jeter dans le fleuve. Oncle Hurree se mourait. Selon lui, son cœur était trop fatigué. Il a dit à Tata de se débarrasser de ses livres, mais elle a refusé. Et il est mort parmi eux.

« Ensuite, mes parents ont réussi à nous faire sortir d’Inde, Tata et moi. Ils nous ont amenées au bout du monde, sur un autre continent, au nord, dans une ville qui n’était pas gouvernée par les religieux. Il y en avait quelques-unes dans ce cas, notamment là où l’Ékumen avait créé des écoles qui enseignaient l’Éducation hainienne. Les Unistes haïssaient l’Ékumen et voulaient tenir tous les extraterrestres à l’écart de la Terre, mais ils n’osaient pas s’y essayer directement. À la place, ils encourageaient les attentats terroristes contre les Enclaves, les installations du lien ansible, et tout ce dont les démons étrangers étaient responsables.