Elle avait utilisé le mot anglais pour « démon », faute d’un équivalent dovzien. Elle marqua un temps d’arrêt pour reprendre sa respiration. Yara gardait le silence concentré de l’auditeur attentif.
— Là-bas, je suis allée au lycée, puis en faculté, et j’ai commencé ma formation afin de travailler pour l’Ékumen, lequel nous a alors dépêché un nouvel Envoyé, un homme du nom de Dalzul, qui avait grandi sur Terre. Il a acquis beaucoup d’influence sur les Pères unistes, qui bientôt lui abandonnaient de plus en plus de leur pouvoir et obéissaient à ses ordres. Ils disaient que c’était un ange… un messager de Dieu. Certains le proclamaient Sauveur, et le…
Mais il n’y avait pas de mot akien pour « prier ».
— Ils se prosternaient devant lui, le louangeaient, le suppliaient d’être bon pour eux. Et ils le suivaient en tout, parce qu’ils croyaient faire ce qui était juste : obéir à Dieu. Et ils croyaient que Dalzul parlait au nom de Dieu. Ou qu’il était Dieu. En l’espace d’un an, il leur avait fait démanteler leur régime théocratique. Au nom de Dieu. La plupart des régions et des États retrouvaient des gouvernements démocratiques, choisissaient leurs chefs par élection, restauraient le Commonwealth terrien, et accueillaient d’autres citoyens de l’Ékumen. Une époque passionnante. C’était merveilleux de voir l’Unisme se déliter, se fragmenter. De plus en plus de fidèles croyaient que Dalzul était Dieu, mais il y en avait aussi de plus en plus qui le tenaient pour le… l’opposé de Dieu, un être maléfique. Ceux qu’on appelait les Repentants marchaient en procession, se jetaient des cendres sur la tête et se fouettaient pour racheter l’erreur d’interprétation de la volonté de Dieu qu’ils pensaient avoir commise, et nombre d’entre eux ont quitté les autres Unistes et placé à leur tête un homme, un Père uniste ou un chef terroriste, auquel ils obéissaient. Ils étaient tous très dangereux, très violents. Les Dalzulites devaient protéger Dalzul des anti-Dalzulites qui voulaient le tuer et qui ne cessaient de poser des bombes, de lancer des attaques suicides. Ils recouraient à la violence parce que leur croyance le justifiait. Leur croyance disait que Dieu récompense ceux qui détruisent les infidèles. Mais, en général, ils se détruisaient les uns les autres, ils se réduisaient à néant. Ils appelaient ce processus les Guerres saintes… C’était une époque terrifiante, mais nous croyions aussi que nous, les autres, n’étions pas concernés : l’Unisme se déchirait, et voilà tout.
« Avant qu’on en arrive là, ma ville avait été libérée… c’était le tout début de la Libération. Et on dansait dans les rues. Et j’ai vu une femme qui dansait. Et j’en suis tombée amoureuse.
Elle s’interrompit.
Jusque-là, c’était facile. Elle n’était jamais allée plus loin. L’histoire qu’elle ne se racontait qu’à elle-même, en silence, dans l’attente du sommeil, s’arrêtait toujours à cet endroit précis. Elle sentit sa gorge se contracter, se serrer, l’élancer.
— Je sais que vous désapprouvez cela, dit-elle.
— Je…
Il hésita.
— Aucun enfant ne pouvant naître d’une telle union, le Comité de l’hygiène morale a décrété que…
— Oui, je sais. Les Pères unistes en avaient décrété de même. Car Dieu a créé la femme en tant que réceptacle de la semence de l’homme. Mais, après la Libération, on n’avait plus besoin de se cacher de peur d’être envoyé en Camp de résurrection, comme ces couples de maz que vous enfermez dans des Centres de réhabilitation.
Elle le défia du regard.
Mais il refusa le défi. Il se contenta d’accepter ses dires et d’attendre, tout ouïe.
Le refus, les échappatoires n’étaient plus de mise. Elle devait en parler. Elle devait le dire.
— Nous avons vécu ensemble pendant deux ans.
Elle parlait si bas qu’il se tourna quelque peu dans sa direction, pour l’entendre.
— Elle était beaucoup plus jolie que moi, et beaucoup plus intelligente. Et plus gentille. Et elle riait. Parfois, elle riait dans son sommeil. Elle s’appelait Pao.
Prononcer ce nom raviva la vieille douleur, mais elle ravala ses larmes.
— J’avais deux ans de plus qu’elle, et de l’avance sur elle dans ma formation, que j’ai suspendue pendant un an pour pouvoir rester avec elle à Vancouver. Puis il m’a fallu partir au Centre ékuménique, au Chili. Loin au sud. Pao devait m’y rejoindre une fois ses études universitaires terminées. Nous allions étudier ensemble et former une équipe, une équipe d’Observatrices. Visiter de nouveaux mondes ensemble. On a beaucoup pleuré, elle et moi, quand je suis partie pour le Chili, mais ça n’a pas été aussi terrible qu’on l’avait cru. Ce n’était pas si mal, vraiment, on parlait sans cesse au téléphone, sur le réseau, et on savait qu’on se reverrait pendant l’hiver, qu’elle viendrait me rejoindre à la fin du printemps et qu’on resterait ensemble à jamais. Nous étions un couple, un ensemble. Comme des maz. Les Deux qui n’étaient pas Deux, mais Un. J’éprouvais même une sorte de plaisir ou de joie lorsqu’elle me manquait, parce que cela signifiait qu’elle était là, ailleurs. Et elle me l’a dit, quand je suis revenue pendant l’hiver, elle m’a dit que mon absence allait lui manquer…
Elle pleurait, à présent, mais ses larmes lui faisaient du bien. Elle dut pourtant s’interrompre pour s’essuyer les yeux et le nez, et renifler un bon coup.
— Je retourne donc à Vancouver pour les vacances d’hiver, alors que c’est l’été, au Chili. Et on… on s’étreint, on s’embrasse, et on prépare le repas… Ensuite, on va voir mes parents, et les siens, et on se promène dans le parc, où il y avait de grands arbres, de vieux arbres. Il pleuvait. Il pleut souvent, là-bas. J’adore la pluie.
Elle ne pleurait plus.
— Pao devait aller à la bibliothèque, au centre ville, en vue de l’examen qu’elle avait à passer après les vacances. Je voulais l’accompagner, mais j’étais enrhumée, et elle a dit : « Reste là, à quoi ça servirait que tu te fasses tremper ? » J’avais envie de paresser un peu, donc je suis restée à notre appartement et je me suis endormie.
« Il y a eu une attaque. Les Guerres saintes faisaient rage. Un groupe, les Purificateurs de la Terre. Ils croyaient que Dalzul et l’Ékumen servaient l’anti-Dieu et devaient être détruits. Un grand nombre d’entre eux avaient servi dans les forces armées unistes. Ils détenaient des armes que les Pères unistes avaient stockées. Ils les ont utilisées contre les centres de formation.
Elle s’entendit parler d’une voix atone, laborieusement, comme lui quelques instants plus tôt.
— Ils ont utilisé des missiles. Les Purificateurs, eux, se trouvaient à des centaines de kilomètres de là, cachés dans un bunker souterrain ; ils n’ont eu qu’à presser un bouton. Ils ont fait sauter la faculté, la bibliothèque, et des pâtés de maisons entiers du centre ville. Des milliers de gens ont été tués. Des choses comme ça, il s’en passait tout le temps, pendant les Guerres saintes. Pao n’était qu’une victime. Une seule personne parmi beaucoup d’autres, rien. Je n’étais pas là. J’ai entendu le bruit.
Sa gorge lui faisait mal. Mais elle lui faisait toujours mal. Elle lui ferait toujours mal.
— Vos parents ont été tués ? demanda-t-il tout bas.
La question la toucha. Elle la ramenait en un lieu d’où elle pouvait répondre.
— Non. Ils n’ont rien eu. Je suis allée vivre chez eux. Puis je suis retournée au Chili.
Ils étaient assis là, en silence. Au cœur de la montagne. Dans les grottes pleines d’existence. Sutty était lasse, épuisée. À son visage, à ses mains, elle voyait que Yara était fatigué lui aussi, et qu’il souffrait. Le silence qu’ils partageaient, après ces mots, était paisible. Une bénédiction durement gagnée.