Au bout d’un long moment, elle entendit parler, et se détourna du silence.
Elle reconnut la voix d’Odiédine. Peu après, il arrivait près de la tente.
— Yara ?
— Entrez, dit-il, et Sutty écarta l’abattant.
— Ah, dit Odiédine.
Dans la pâle lueur de la lanterne, son visage à la peau sombre et aux pommettes hautes était un masque de gentil gobelin.
— Nous parlions, dit Sutty.
Elle sortit de la tente, se redressa auprès d’Odiédine, s’étira.
Il s’agenouilla devant l’entrée.
— Je viens pour les exercices, dit-il à Yara.
— Il sera bientôt sur pied ? demanda-t-elle.
Odiédine se retourna.
— Il a du mal à utiliser des béquilles à cause de sa blessure au dos. Certains des muscles sont encore froissés. Mais nous y travaillons.
Il pénétra dans la tente à quatre pattes.
Elle se détourna, et se ravisa. Partir sans un mot, après la conversation qu’ils avaient eue, aurait été une erreur.
— Je reviendrai demain, Yara.
Il murmura son accord. Elle se détourna de nouveau pour observer la grotte à la lueur des tentes. Du bas-relief de l’Arbre sur le mur opposé, elle ne voyait qu’un ou deux des minuscules joyaux qui scintillaient dans son feuillage.
La Grotte de l’Arbre avait une sortie vers l’extérieur, non loin de la tente de Yara. Elle menait, par une salle plus petite, à un passage qui se terminait par une arche si basse qu’il fallait ramper pour retrouver la lumière du jour.
Elle émergea du boyau et se releva. Elle avait sorti ses lunettes noires, car elle s’attendait à être aveuglée, mais le soleil, que la masse imposante de Silong cachait durant tout l’après-midi, se couchait. La lumière était douce, teintée de violet. Il était tombé un peu de neige au cours des dernières heures. Le vaste demi-cercle du cirque rocheux, telle une scène de théâtre vue des coulisses, s’étendait devant elle, vierge de toute trace de pas. L’air était calme, ici, au bas de la muraille, mais là-bas, au bord du précipice, à une centaine de mètres de distance, le vent agitait sans relâche les flocons secs et poudreux, créant rideaux et écheveaux fugaces.
Elle ne s’était approchée du bord qu’une seule fois. Il surplombait une falaise à pic, près de deux kilomètres d’une paroi vertigineuse. Elle avait eu le vertige, et une rafale traîtresse l’avait souffletée.
Elle contempla le ballet incessant de la neige dans le gouffre crépusculaire qui s’étendait entre Silong et Zubuam, et les pentes de Tonnerre, vagues, pâles, lointaines dans le soir. Elle resta longtemps à regarder l’agonie de la lumière.
Désormais, elle discutait avec Yara tous les après-midi ou presque, après avoir exploré une nouvelle section de la Bibliothèque et parlé avec les maz qui l’inventoriaient. Les souvenirs qu’ils avaient échangés ne furent plus abordés, mais ils étaient là, fondations obscures de tous leurs propos.
Elle finit par lui demander s’il savait pourquoi l’État corporatiste avait agréé la requête de Tong et permis à une outremondaine d’échapper aux restrictions sur l’information établies dans l’environnement contrôlé de Dovza-Ville.
— Est-ce que j’ai servi de test ? Ou d’appât ?
Il ne lui était pas facile de surmonter l’habitude qu’il avait prise tout au long de sa carrière, comme tout officiel, d’ailleurs : protéger et accroître son pouvoir en pratiquant la rétention d’information et en laissant croire que le silence impliquait le fait de détenir une information même si c’était faux. Il avait obéi à cette règle durant toute son existence d’adulte, et il n’aurait sans doute pas pu l’enfreindre s’il n’avait vécu, enfant, au sein du Dit. Mais, pour répondre, il dut mener un rude combat intérieur ; Sutty en fut le témoin. Étendu sur sa couche, prisonnier de ses blessures, à la merci de ses ennemis, il n’avait plus que le pouvoir de se taire. Y renoncer, l’abdiquer, pour parler, nécessitait du courage. Il lui fallut recourir à ses dernières ressources.
— Mon département n’était pas informé de… Je crois qu’il y a eu…
Enfin, à force de ténacité, il parvint à parler, dans son jargon bureaucratique habituel.
— Il y a depuis plusieurs années des discussions dans les plus hautes sphères à propos de notre politique étrangère. Vu qu’un vaisseau akien se dirige vers Hain et qu’un vaisseau ékuménique doit arriver ici l’an prochain, certains membres du Conseil ont appelé à la détente. L’ouverture de certaines portes a été envisagée pour permettre des échanges d’informations plus substantiels dans le but d’en retirer des bénéfices. D’autres participants au processus décisionnel sur ces problèmes estimaient que la Corporation maîtrise encore trop mal ses dissidents pour envisager pareil laxisme. Un… compromis a fini par être trouvé entre les diverses opinions.
Sutty se traduisit ce discours crypté, et dit :
— Donc, j’étais le compromis ? Un test, alors. On vous a ordonné de me surveiller.
— Non, dit Yara avec une franchise soudaine. J’en ai fait la requête. On me l’a accordée. Au début. Ils croyaient que, sitôt confrontée à la pauvreté, au retard du Rangma, vous rentreriez aussitôt. Quand vous vous êtes installée à Okzat-Ozkat, le Conseil des Cadres n’a pas su comment vous contrôler sans offenser l’Ékumen. Une fois de plus, on a passé outre les recommandations de mon département. Mes propres supérieurs directs ont ignoré mes rapports. Ils m’ont ordonné de regagner la capitale. Ils sont sourds, ils ne croient pas à la force des maz dans les villes et dans les campagnes, et ils se figurent que le Dit appartient au passé !
Il parlait d’un ton passionné, coléreux et désolé, pris qu’il était au piège de sa souffrance complexe, insoluble. Sutty ne trouvait rien à lui répondre.
Ils restèrent donc sans rien dire, dans un silence qui devint moins lourd à mesure qu’ils se laissaient gagner par la quiétude des grottes.
— Vous aviez raison, déclara-t-elle enfin.
Il secoua la tête, dédain, impatience. Mais lorsqu’elle partit, promettant de revenir le lendemain, il marmonna :
— Merci, yoz Sutty.
Le discours servile, une formule vide de sens. Mais venue du fond du cœur.
Dès lors, ils eurent plus de facilité à discuter. Il voulait qu’elle évoque la Terre, mais il avait du mal à comprendre et souvent, alors qu’elle croyait qu’il y était parvenu, il s’en défendait. Il protestait, aussi :
— Vous ne me parlez que de destruction, de cruauté, de catastrophes. Vous détestez votre Terre.
— Non.
Elle leva les yeux pour contempler la paroi de la tente. Elle revoit la courbe de la route à l’entrée du village, et la poussière du bas-côté sur lequel Moti et elle jouaient. Une poussière rouge. Il lui montra comment faire un petit village avec de la boue et des cailloux et le décorer en plantant des fleurs tout autour. Il avait un an de plus qu’elle. Les fleurs fanèrent sous le soleil brûlant de cet été interminable. Elles se recroquevillèrent, se couchèrent, et retournèrent à la boue rouge qui se changeait en poussière soyeuse.
— Non, non, reprit-elle. Mon monde est plus que beau, Yara. Je l’aime. Ce que je fais, là, c’est de la propagande. J’essaie de vous expliquer pourquoi votre gouvernement, au lieu de nous imiter sur-le-champ, aurait dû regarder qui nous étions. Et ce que nous faisions. Ce que nous nous faisions…
— Mais vous êtes venus ici. Et vous aviez tout ce savoir qui nous était inconnu.
— Je sais. Je sais. Nous avons réagi de même à l’égard des Hainiens. Nous essayons de les copier, de nous hisser à leur hauteur, depuis qu’ils nous ont trouvés… Peut-être que l’Unisme était avant tout une protestation. L’assertion de notre droit divin à nous comporter en imbéciles irrationnels et sûrs de leur bon droit, à réaffirmer notre identité, quitte à verser le sang.