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— Mais nous avons besoin d’apprendre. Et vous disiez que l’Ékumen trouve anormal de refuser le savoir.

— Oui. Mais les Historiens tâchent d’étudier la façon dont on doit enseigner ce savoir, de telle sorte que les gens apprennent tout, et non des fragments qui ne collent pas. C’est la parabole hainienne du Miroir. Si le miroir est entier, il reflète le monde entier, mais s’il est brisé, il n’en montre que des fragments et coupe celui qui le manipule… Ce que la Terre a donné à Aka, c’est un fragment de miroir.

— C’est peut-être pour cela que les Cadres ont renvoyé les Légats.

— Les Légats ?

— Les hommes du second vaisseau terrien.

— Du second vaisseau ? demanda Sutty, surprise.

Mais elle se rappela alors sa dernière véritable conversation avec Tong Ov. Il lui avait demandé si elle croyait que les Pères unistes, agissant de leur propre initiative sans en informer l’Ékumen, avaient pu envoyer des missionnaires sur Aka.

— Il faut m’en parler, Yara ! Aucun d’entre nous ne sait quoi que ce soit de ce vaisseau.

Elle le vit se reculer légèrement, dans son hésitation première à répondre. Ce devait être une information secrète, connue des seuls échelons supérieurs, exclue de l’histoire officielle de la Corporation. Même s’ils estimaient sans doute que la Terre était au courant.

— Le vaisseau a été renvoyé sur Terre ?

— C’est ce qu’il paraît.

Exaspérée, elle foudroya du regard le profil qu’il lui présentait : Ah, ne commencez pas à jouer les bureaucrates laconiques maintenant ! Elle ne dit rien. Au bout d’un bref instant, il reprit la parole.

— Il y a des traces de cette visite. Dans les archives. Je ne les ai jamais vues.

— Que vous a-t-on dit des vaisseaux venus de la Terre ? Vous pouvez m’en parler ?

Il fronça les sourcils tout en y réfléchissant, puis :

— Le premier est arrivé durant l’année Rédan Trente. Il y a soixante-douze ans. Il a atterri près d’Abazu, sur la côte est. Il transportait dix-huit hommes et femmes.

Cherchant à se faire confirmer la validité de ses dires, il lui jeta un coup d’œil, et elle hocha la tête.

— Les gouvernements provinciaux qui détenaient alors le pouvoir à l’est ont décidé de laisser les étrangers aller où bon leur semblait. Ils ont dit être venus nous étudier et nous inviter à rejoindre l’Ékumen. Quand nous leur posions des questions sur la Terre et les autres mondes, ils répondaient, mais ils étaient là, disaient-ils, en tant qu’élèves et non que maîtres. En tant que yoz et non que maz… Ils sont restés cinq ans. Un autre vaisseau est venu les chercher, et ils se sont servis de son lien ansible pour envoyer le dit de ce qu’ils avaient appris vers la Terre.

Il la regarda de nouveau.

— L’essentiel de ce dit s’est perdu, dit Sutty.

— Ils sont rentrés ?

— Je n’en sais rien. J’ai quitté la Terre il y a soixante ans… soixante et un, maintenant. S’ils sont revenus pendant le règne des Unistes, ou les Guerres saintes, peut-être les a-t-on réduits au silence, jetés en prison, ou abattus… Il y a eu un second vaisseau ensuite ?

— Oui.

— L’Ékumen avait parrainé le premier. Mais ils n’ont pas pu le faire pour une seconde expédition depuis la Terre. Les Unistes avaient pris le pouvoir, réduit les échanges avec l’Ékumen au strict minimum, et l’Ékumen à l’impuissance. Ils ont fermé les canaux de communication, les centres de formation, menacé les Ékuménistes d’expulsion, laissé les terroristes dévaster leurs installations… Si un vaisseau est venu de la Terre, c’était un vaisseau uniste. Je n’en avais jamais entendu parler, Yara. On ne l’a certes pas annoncé à la population.

Acceptant ses dires, il poursuivit :

— Il est arrivé deux ans après le départ du premier vaisseau. Il y avait cinquante personnes à bord, et un maz patron… un chef. Il s’appelait John Fodderdon. Leur vaisseau s’est posé au Dovza, au sud de la ville. Ses passagers sont aussitôt entrés en contact avec les cadres de la Corporation. Ils ont dit que la Terre allait donner tout son savoir à Aka. Ils apportaient toutes sortes d’informations, dans le domaine des techniques, des technologies. Ils nous ont montré en quoi il nous fallait renoncer à nos mœurs anciennes vouées à l’ignorance et changer de mode de pensée afin d’apprendre ce qu’ils pouvaient nous enseigner. Ils apportaient des plans, des livres, et des ingénieurs et des théoriciens pour nous instruire dans ces nouvelles techniques. Eux, ils avaient un ansible à bord de leur vaisseau, si bien que l’information arrivait de la Terre sitôt que nous en avions besoin.

— Un beau coffre à jouets, murmura Sutty.

— Ça a tout changé. Ça a renforcé la Corporation dans des proportions considérables. C’était la première étape de la Marche aux Étoiles… Puis…

Yara marqua une pause.

— Je ne sais pas qui s’est passé alors. Ce qu’on nous a dit, c’est que Fodderdon et les autres nous avaient d’abord fourni les informations sans contrepartie, mais qu’ils avaient commencé à les rationner et à demander un prix excessif.

— J’imagine de quoi il s’agissait.

Il la regarda d’un air interrogateur.

— Votre… essence immortelle, dit-elle.

Il n’existait pas de mot akien pour « âme ». Yara attendait d’autres explications.

— J’imagine qu’il a dit : vous devez croire. Vous devez croire au Dieu Unique. Croire que moi seul, Père John, je suis la Voix de Dieu sur Aka. Que l’histoire que je dis est la seule vraie. Si vous obéissez à Dieu, si vous m’obéissez à moi, nous vous dirons toutes ces choses merveilleuses que nous savons. Mais le prix de notre dit est élevé. Très élevé. Et il n’est pas question d’argent.

Yara hocha la tête d’un air dubitatif, puis s’accorda un temps de réflexion.

— Fodderdon a dit que le Conseil d’administration devrait suivre ses ordres. C’est pour ça que je l’appelle un maz patron.

— C’en était un.

— Je n’en sais pas plus. On nous a dit qu’il y avait eu des désaccords politiques, et que le vaisseau et les Légats avaient été renvoyés sur Terre. Mais… je ne suis pas sûr que ça se soit passé comme ça…

Il avait l’air gêné, et il pesa longtemps ce qu’il allait dire.

— Je connaissais un ingénieur, à La Nouvelle Alyuna, qui a travaillé sur l’Aka Un.

Il parlait du vaisseau NAFAL qu’Aka avait lancé vers Hain cinq ans auparavant, la fierté de la Corporation.

— Il a dit qu’ils s’étaient servis du vaisseau terrien comme modèle. Peut-être voulait-il dire qu’ils en avaient les plans. Mais on aurait cru qu’il était monté à bord. Il était saoul. Je ne sais pas…

Les cinquante missionnaires-conquistadors unistes étaient sans doute morts dans les camps de travail de l’État corporatiste. Mais Sutty voyait à présent comment le Dovza avait pu, par traîtrise, être amené à trahir le reste d’Aka.

Cette histoire lui serrait le cœur. Les mêmes erreurs, répétées une fois de plus. Elle poussa un long soupir.

— Et comme vous n’avez aucun moyen de différencier les légats unistes des observateurs ékuméniques, vous nous traitez depuis lors avec la plus grande méfiance… Vous savez, Yara, je crois que vos cadres ont eu raison de refuser le marché que Père John leur proposait. Même s’ils ne l’ont considéré que comme une lutte de pouvoir. Le plus difficile à saisir, c’est que même le don du savoir a toujours un prix. Encore aujourd’hui.