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Aussitôt après dîner, Sutty gagna la tente de Yara.

Elle y trouva Akidan et Odiédine ; le premier apportait à Yara les vêtements chauds dont il aurait besoin pendant le voyage, le second venait lui assurer qu’il y arriverait. La perspective du départ enthousiasmait Akidan. Sutty fut émue de voir le beau jeune homme rayonnant parler avec gentillesse à Yara.

— Ne vous en faites pas, yoz, disait-il, le chemin est facile, et notre groupe solide. On aura atteint les contreforts en une semaine.

— Merci, dit Yara, impassible.

Il avait de nouveau le visage fermé.

— Tobadan Siez sera là, dit Odiédine.

Yara acquiesça.

— Merci, répéta-t-il.

Kiéri arrivait, porteuse d’un poncho isolant qu’Akidan avait oublié, et elle se fraya un passage dans la petite tente avec son fardeau. Il y avait trop de monde dans cet espace restreint. Sutty s’agenouilla à l’entrée pour poser sa main sur celle de Yara. Jamais elle ne l’avait ne fût-ce qu’effleuré auparavant.

— Yara, merci de m’avoir parlé comme vous l’avez fait.

Elle se sentait timide, pressée par le temps.

— Et merci de m’avoir laissée vous parler. J’espère que vous… j’espère que tout ira bien. Au revoir.

Il leva les yeux vers elle, hocha brièvement la tête, et se détourna.

Nerveuse et soulagée à la fois, elle regagna sa tente.

Celle-ci était en désordre : Kiéri avait étalé ses affaires partout afin de préparer ses bagages plus tard. Sutty aspirait à retrouver Odiédine comme compagnon de tente, aspirait à l’ordre, au silence, à la chasteté.

Elle était épuisée, après avoir passé toute la journée à travailler sur le catalogue avec les programmes akiens, aussi lents que peu pratiques. Résolue à se lever tôt pour saluer ses amis sur le départ, elle se coucha et s’endormit aussitôt. C’est à peine si le retour de Kiéri, venue faire ses bagages, troubla son sommeil. Il lui sembla qu’il ne s’était passé que cinq minutes quand la lampe se ralluma et que Kiéri se leva, s’habilla, s’en alla. Sutty s’extirpa de son sac de couchage.

— Je viens prendre le petit déjeuner avec toi, dit-elle.

Mais lorsqu’elle arriva à la cuisine, au lieu du groupe affairé à manger le repas chaud destiné à leur offrir l’énergie nécessaire au départ, elle ne trouva que Long, de corvée ce matin-là.

— Où sont-ils passés, Long ? demanda-t-elle, inquiète. Ils ne sont pas déjà partis, si ?

— Non.

— Il y a un problème ?

— Je crois, oui, yoz Sutty.

Il paraissait bouleversé. D’un coup de menton, il lui indiqua les grottes qui ouvraient sur l’extérieur. Elle se dirigeait vers le boyau d’accès quand elle croisa Odiédine.

— Que se passe-t-il ?

— Oh, Sutty…

Il esquissa un geste de désespoir.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Yara.

— Quoi ?

— Venez.

Elle le suivit dans la Grotte de l’Arbre. Il dépassa la tente de Yara. Il y avait beaucoup de gens autour, mais elle ne le vit pas, lui. Odiédine traversa à grands pas la petite salle au sol accidenté et longea à la même allure le corridor qui menait dehors par l’arche sous laquelle il fallait passer à quatre pattes.

Lorsque Sutty en émergea, elle le trouva debout, qui l’attendait. L’aube était encore loin, mais la pâleur du ciel semblait aveuglante après les ténèbres confinées des grottes.

— Regardez où il est allé, dit-il.

Elle baissa les yeux pour suivre la direction qu’il lui indiquait de son doigt pointé. Il y avait de la neige jusqu’à hauteur de chevilles sur le sol du cirque. De l’arche devant laquelle ils se tenaient, des traces de bottes menaient tout droit au bord du précipice et revenaient : les empreintes de trois ou quatre personnes, à ce qu’elle put constater.

— Pas les traces de pas, dit-il. Ce sont les nôtres. Il était à quatre pattes. Il ne pouvait pas marcher. Je n’imagine pas comment il a pu ramper sur une aussi longue distance, avec son genou.

Elle vit alors les profonds, les larges sillons dans la neige. Les traces de bottes les suivaient sur leur gauche.

— Personne n’a rien entendu. Il a dû se faufiler dehors un peu après minuit.

À ses pieds, devant l’arche, là où la couche de neige était plus fine sur la roche noire, elle discerna l’empreinte floue d’une main.

— Là-bas, au bord, il s’est levé. Pour pouvoir sauter.

Sutty émit un petit bruit de gorge. Elle s’accroupit et se balança sur ses talons. Les larmes refusaient de venir, mais elle avait la gorge serrée, douloureuse. Elle n’arrivait plus à respirer.

— Pénan Téran, dit-elle.

Odiédine la dévisagea sans comprendre.

— Il a chevauché le vent, expliqua-t-elle.

— Il n’était pas forcé de faire ça, dit-il d’un ton farouche et désolé. Il n’aurait pas dû.

— Il a fait ce qu’il estimait juste, dit Sutty.

9.

L’avion de la Corporation qui la ramenait de Soboy, en Amaréza, à Dovza-Ville prit de l’altitude au-dessus de la Chaîne des Sources. En regardant par le hublot, vers l’ouest, elle aperçut une immense montagne escarpée, irrégulière, rocailleuse, massive : Zubuam ; et, derrière elle, la blancheur de la muraille qui cachait, quelque part dans ses vastes étendues, le cirque rocheux et les cavernes de l’existence. Au-dessus du crénelage, au niveau de ses yeux, la corne de Silong se dressait, d’un blanc doré sur fond d’azur. Elle la vit en entier, pour une fois. La bannière accrochée à son sommet comme toujours s’effilochait en direction du nord.

Le voyage vers le sud avait été difficile, deux longues semaines de marche, sur un sentier facile, mais dans un mauvais temps presque incessant ; et elle n’avait pas pu se reposer à Soboy. La police de la Corporation surveillait toutes les routes sortant de la Chaîne des Sources. Des officiels, très polis, très tendus, étaient venus à la rencontre du groupe dès son entrée en ville.

— L’Observatrice doit regagner la capitale en avion tout de suite.

Elle avait exigé de parler à l’Envoyé par téléphone, et on le lui avait passé à l’aéroport.

— Revenez au plus tôt, lui avait-il dit. Tout le monde était inquiet. Nous nous réjouissons de vous savoir en bonne santé. Akiens comme étrangers. Notamment l’étranger qui vous parle.

— Je dois veiller à ce que mes amis n’aient aucun problème.

— Amenez-les, dit Tong.

Odiédine et les deux guides du village des contreforts à l’ouest d’Okzat-Ozkat étaient donc assis côte à côte dans les trois sièges derrière elle. Elle n’avait pas la moindre idée de ce que Long et Iéyu pensaient de la situation. Odiédine leur avait expliqué ce qu’il pouvait, les avait rassurés du mieux qu’il le pouvait, et ils avaient pris place dans l’appareil d’un air impassible. Ils étaient tous les quatre épuisés, hébétés, usés.

L’avion vira vers l’est. Lorsqu’elle regarda vers le bas, elle aperçut le jaune des contreforts vierges de neige, le fil argenté de la rivière. L’Éréha. La Fille de la Montagne. Ils le suivirent, ce fil, jusqu’à Dovza-Ville, en le voyant peu à peu s’épaissir et se ternir.

— La culture de base, sous le vernis dovzien, n’est ni verticale, ni militante, ni agressive, ni progressiste, dit Sutty. Elle est horizontale, mercantile, discursive, homéostatique. Lors d’une crise, je pense qu’elle reprend le dessus. Je crois que nous pouvons marchander avec eux.

Napoléon Bonaparte considérait les Anglais comme une nation de boutiquiers, lui soufflait l’oncle Hurree. Ce n’est peut-être pas si mal, au fond ?