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Elle faillit manquer le bateau. Le robotaxi se perdit en cherchant le fleuve. Il essaya de l’amener à l’Aquarium, au Bureau des réserves et de la distribution d’eau, puis encore à l’Aquarium. Elle dut annuler et reprogrammer sa destination à trois reprises. Elle courait sur le quai tandis que l’équipage du Transbordeur Éréha numéro Huit hissait la passerelle. Elle poussa un cri, ils ressortirent la passerelle, elle grimpa à bord, laissa choir ses sacs dans sa minuscule cabine et enfin retourna sur le pont pour regarder Dovza défiler.

La ville semblait plus négligée, plus calme, vue du pied des parois des canyons formés par les immeubles et les tours des sociétés et administrations. Au bas des énormes berges en béton, il y avait des quais et des entrepôts en bois noirci par l’âge, des petits bateaux circulant telles des puces d’eau pour traiter des affaires sans doute indignes de l’attention du ministère du Commerce, et des communautés de péniches aménagées, parées de plantes grimpantes en fleur et de linge claquant au vent, et parfumées par la puanteur des égouts.

Un ruisseau courait au fond d’une tranchée obscure pour rejoindre le fleuve. Au-dessus, un pêcheur s’accoudait à la balustrade d’un pont en dos d’âne. Elle avait contemplé un dessin d’une scène semblable dans l’un des livres akiens dont ils avaient récupéré une partie parmi les données de la transmission sabotée.

Avec quel respect elle avait manipulé ces quelques pages – images, vers, fragments de prose –, et avec quelle attention elle les avait examinées, à Valparaiso, tâchant d’en déduire à quoi ressemblaient ces gens d’une autre planète, mourant d’envie de les connaître ! Elle avait eu bien du mal à décider d’effacer les copies que contenait son noteur, ici ; quoi qu’ait pu dire Tong, elle considérait toujours qu’elle avait mal agi, qu’elle avait capitulé devant l’ennemi. Elle les avait étudiées une dernière fois sur son noteur, avec amour, dans la souffrance, et, alors même qu’elle les détruisait, elle essayait encore de les retenir. « Et il n’y a pas d’empreintes dans la poussière derrière nous… » Elle avait fermé les yeux en effaçant ce poème. Ce faisant, elle s’était sentie renoncer à son espoir fou d’apprendre ce dont il parlait, en venant sur Aka.

Mais elle se rappelait ces quatre vers, et cet espoir fou ne l’avait pas quittée.

Les moteurs du Transbordeur numéro Huit ronflaient tout bas ; au fil des heures les quais perdaient de la hauteur, prenaient de l’âge, montraient plus d’escaliers et de jetées. Ils finirent par disparaître, laissant la place à des bancs de vase, à des massifs de roseaux et à des fourrés, et l’Éréha s’étala toujours davantage, jusqu’à atteindre une largeur stupéfiante dans la plaine, échiquier vert et jaune de champs cultivés.

Cinq jours durant, le bateau qui, sous des étoiles et un soleil pareillement cléments, se dirigeait vers l’est sur le cours d’eau fut l’objet le plus haut à la ronde, sauf quand, pour embarquer marchandises et passagers, il faisait étape dans un port et s’amarrait à un vieux quai dominé par des immeubles de bureaux et d’habitation flambant neufs.

Sutty s’étonnait de sa facilité à discuter avec les autres passagers. À Dovza, tout conspirait à la maintenir sur son quant-à-soi. Les quatre outremondains avaient beau disposer d’un appartement et d’une relative liberté de mouvement, la Corporation régissait leurs vies à coups de rendez-vous ; et le travail ainsi que les loisirs étaient programmés et encadrés. Nouer des relations avec les gens semblait impossible. Les citadins étaient très occupés, mus comme par une obsession, de sorte qu’elle hésitait à leur demander de lui consacrer de leur temps, à les interrompre pour leur poser ses questions d’ignorante. Le progrès technologique, sur Aka, s’appuyait sur une discipline très rigoureuse que chacun s’appliquait et exigeait des autres : en ville, on travaillait dur, on travaillait beaucoup, on dormait peu, on mangeait sur le pouce, et on respectait un horaire précis. Tous ceux qu’elle avait croisés aux ministères de la Poésie et de l’information savaient ce qu’ils attendaient d’elle, la façon dont elle devait procéder, et, dès qu’elle s’attelait à sa tâche selon leurs spécifications, ils la plantaient là pour retourner à leur travail. Sans doute les gens qu’elle côtoyait avaient-ils pour instructions de ne discuter avec elle que le strict nécessaire, afin de laisser à la Corporation le contrôle des informations qu’elle recevait. Si elle avait rencontré beaucoup de gens et apprécié la plupart, elle n’avait eu de véritable conversation avec aucun d’eux en l’espace d’une demi-année. Elle ne connaissait rien de la vie privée sur Aka, à part les dîners collet monté organisés par des bureaucrates et des Corporatistes de haut rang.

Bien que les technologies et les réussites des mondes ékuméniques soient considérées comme de glorieux modèles pour tout Aka, on se gardait bien de faire parader les rares outremondains invités – ou tolérés – sur la planète. On les présentait, en public et dans les quasis, attablés à un banquet corporatiste ou posant sourire aux lèvres non loin d’un chef de bureau. Les ministres craignaient-ils qu’ils ne tiennent pas les propos qu’ils étaient censés tenir au mot près, ou les jugeaient-ils trop ordinaires, trop peu imposants, pour des représentants des civilisations avancées dont Aka s’échinait à se vouloir l’émule ? Peut-être la plupart des civilisations ne paraissent-elles brillantes que vues dans leurs grandes lignes et d’une distance de plusieurs années-lumière.

En tout cas, elle n’avait noué aucune relation d’amitié, et ne savait rien de ceux qu’elle côtoyait sans cesse. Il n’y avait pas de préjugés ni de xénophobie chez eux, les Akiens se signalant par une indifférence marquée envers les questions d’origine. Sans doute fallait-il plutôt blâmer un état d’esprit bureaucratique. Les conversations étaient toutes prévisibles. Aux banquets, on parlait affaires, sport et technologie ; dans les files d’attente, à la laverie, sport et quasis. Les gens évitaient les sujets personnels et suivaient la ligne corporatiste en matière de politique et d’opinions, au point de reprendre Sutty si ses descriptions de sa propre planète contredisaient ce qu’ils avaient appris sur ce monde merveilleux, avancé, plein de ressources qu’était la Terre.

Mais, sur ce bac, les gens parlaient. Ils parlaient sans détour. Ils parlaient de sujets personnels, voire intimes, et ils parlaient tout le temps : accoudés à la rambarde, assis sur le pont, attablés, un verre de vin à la main. Un mot, un sourire de sa part suffisait à ce qu’on l’inclue dans la discussion. Et elle comprit, peu à peu, étonnée qu’elle était : ils ignoraient sa condition d’outremondaine. Ils savaient qu’il y avait des observateurs de l’Ékumen sur Aka, ils les avaient vus dans les quasis, quatre silhouettes lointaines, dénuées de sens, au milieu des ministres et des cadres, étrangers suffisants en compagnie d’individus suffisants, mais ils ne s’attendaient pas à en rencontrer parmi des gens normaux.

Sutty s’était attendue à être non seulement reconnue, mais encore mise à l’écart et tenue à distance pendant son voyage. Pourtant, on ne lui avait pas proposé de guide, et elle ne voyait pas d’escorte. Il semblait bien qu’on la laissait libre de ses mouvements. Elle l’était aussi en ville, quoiqu’à l’intérieur d’une bulle d’isolation. La bulle avait éclaté. Elle était dehors. Cela avait quelque chose d’effrayant quand elle y réfléchissait, mais elle n’y réfléchissait guère, tant c’était agréable de s’intégrer ainsi : une voyageuse ordinaire parmi des voyageurs ordinaires, une personne comme on en côtoie tous les jours. Ni explication ni prétexte à fournir, car ils ne lui posaient pas de questions. Elle parlait dovzien sans plus d’accent, au pire, que de nombreux Akiens d’autres régions élevés dans des langues natales différentes. Eu égard à son type physique (mince, de petite taille, la peau sombre), les passagers la croyaient originaire de l’est du continent.