— Vous venez de l’est, non ? Ma cousine a épousé un gars de Turu, disaient-ils.
Puis ils continuaient la discussion.
Chacun évoquait qui ses cousins, qui sa famille, qui son travail, qui ses opinions, qui sa maison, qui sa hernie. Ceux qui emmenaient leur animal favori prenaient le bateau, ainsi qu’elle le découvrit en caressant un chienchat, aimable boule de poils flanquée de sa maîtresse. Ceux qui avaient peur de l’avion ou n’aimaient pas voler prenaient le bateau, comme le lui expliqua un vieux monsieur bavard. Ceux qui n’étaient pas pressés prenaient le bateau et se racontaient leur vie. On se confiait plus volontiers encore à Sutty parce qu’elle écoutait son interlocuteur sans l’interrompre, sauf pour un « Vraiment ? » ou un « C’est merveilleux ! » ou un « C’est terrible ! » au moment opportun. Elle écoutait sans relâche, sans répit. Elle ne se lassait pas de ces récits banals et fragmentaires de vies ordinaires. Ils contenaient tout ce que la littérature et la propagande officielles passaient sous silence dans leurs épopées. Entre les héros et les hernies, elle n’hésitait pas une seconde : elle choisissait les hernies.
À mesure que le bac poussait vers l’amont et l’intérieur des terres, des voyageurs d’un autre genre embarquaient, qui utilisaient le bac comme le moyen le plus simple et le moins coûteux d’aller d’une localité à l’autre – monter à bord ici, descendre là-bas. Les villes devenaient des bourgades, sans grands immeubles. À compter du septième jour, les nouveaux passagers s’encombraient non plus d’animaux de compagnie ou de bagages mais de volailles enfermées dans des panières ou de chèvres tenues en laisse.
Il ne s’agissait pas vraiment de chèvres, ni de cerfs, ni de vaches, bref, de bétail terrestre ; c’étaient des éberdines ; par contre, elles bêlaient, montraient un poil soyeux et, dans l’image de l’écologie que se faisait Sutty, elles occupaient la même niche que les chèvres. On les élevait pour le lait, la viande et ce poil soyeux. Dans l’ancien temps, selon la page colorée d’un livre d’images qui avait survécu à la panne de transmission, les éberdines tiraient des chariots et portaient même des cavaliers. Elle se remémora les bannières bleu et rouge sur le chariot et la légende du dessin : Départ pour les Montagnes d’Or. Elle se demanda s’il illustrait une fable pour enfants, ou s’il avait existé jadis une race d’éberdines de plus grande taille. Celles-ci ne lui arrivaient qu’au genou. Le lendemain, elles montaient à bord par troupeaux entiers. Le pont arrière disparaissait sous les toisons laineuses.
Les citadins nantis d’animaux de compagnie et les aérophobes avaient tous débarqué ce matin-là au port d’Eltli, une grande ville depuis laquelle une ligne de chemin de fer partait vers la chaîne des Hautes-Sources du Sud, un lieu de villégiature. Aux abords d’Eltli, l’Éréha franchissait trois écluses, dont une très profonde, et changeait du tout au tout : moins domestiqué, plus étroit, plus rapide. Ses eaux, troubles et d’un marron bleuté en aval, étaient ici claires et de couleur émeraude.
Les longues conversations cessèrent à cette étape, aussi. Les campagnards étaient moins à l’aise en compagnie d’inconnus et, s’ils ne se montraient pas inamicaux, ils ne parlaient guère qu’à leurs relations. Sutty fit bon accueil à sa solitude retrouvée, qui lui laissait le loisir d’admirer la vue. Sur la gauche, tandis que le fleuve virait au nord, défilaient des pics, pierre noire, glace blanche. À l’avant du bateau, on n’apercevait ni montagnes ni repères remarquables ; mais le terrain s’élevait peu à peu. Le Transbordeur numéro Huit, environné de bêlements, de caquètements, des voix calmes des campagnards taciturnes, d’odeurs de fumier, de pain frit, de poissons et de melons, cheminait, ses moteurs silencieux peinant face au courant, entre de larges rives rocheuses et des plaines sans arbres plantées d’herbes duveteuses, fines et pâles. Des rideaux de pluie tirés par de gros nuages lancés à vive allure balayèrent le paysage ; derrière eux, le soleil brilla dans une atmosphère cristalline et un parfum de terre humide. La nuit fut muette et froide sous les étoiles. Sutty veilla tard et se leva tôt. Elle sortit sur le pont. L’est restait d’encre, mais, au-dessus de la plaine occidentale ombreuse, l’aube enflammait les pics lointains un par un, comme des allumettes.
Le bateau fit soudain halte sans qu’il y ait de ville ou de village en vue, ni d’habitation quelconque. Une femme en tunique de molleton et chapeau de feutre conduisit son troupeau bêlant sur la rive en lançant des jurons à son adresse et des adieux tapageurs aux amis qu’elle quittait. Sutty, appuyée au bastingage de poupe, regarda le troupeau s’éloigner sur des kilomètres, tache blême qui rétrécissait sur la plaine d’un gris doré. Tout le neuvième jour passa dans une transe lumineuse. Le transbordeur cheminait sans hâte. Le fleuve, désormais aussi cristallin que l’atmosphère, coulait en silence, de sorte que le bateau paraissait suspendu au-dessus, entre deux courants aériens. Ce n’étaient alentour que plaques de rocher et herbes pâles, et pâles lointains. Les montagnes avaient disparu, cachées par la houle immobile du paysage. La terre, le ciel et le fleuve s’entremêlaient.
C’est un plus long voyage, se disait Sutty, revenue au bastingage arrière le soir de ce même jour, que celui de la Terre à Aka.
Elle songea à Tong Ov. Au lieu d’effectuer ce voyage, il le lui avait offert ; comment le remercier ? En observant, en décrivant, en enregistrant, oui. Mais elle ne pourrait pas enregistrer son bonheur. Le mot seul détruisait l’émotion.
Elle se dit : Pao devrait être ici. Près de moi. Elle aurait été ici. Elle aurait été heureuse.
L’atmosphère s’assombrit, l’eau retint la lumière.
Il y avait un autre passager sur le pont, le seul, à part elle, resté à bord depuis la capitale ; la quarantaine, taciturne, un cadre de la Corporation en bleu et marron clair. Les uniformes étaient très répandus. Les écoliers portaient des shorts et des tuniques écarlates : des masses, des lignes et des petits points isolés et sautillants rouge vif partout dans les rues de la ville, une vision étonnante, réconfortante. Les étudiants étaient en vert et rouille. Le bleu et le marron clair marquaient l’appartenance au Bureau sociopolitique, qui comprenait le ministère central de la Poésie et des Arts et le ministère mondial de l’information. Sutty avait l’habitude du bleu et du marron clair. Les poètes portaient du bleu et du marron clair, en tout cas les poètes officiels, et aussi les producteurs de bandes et de quasis, et les bibliothécaires, et les bureaucrates des départements qu’elle connaissait moins bien, tel celui de la Pureté éthique. L’insigne que l’homme arborait au revers de sa veste le désignait comme Moniteur, un poste plutôt élevé dans la hiérarchie. Durant ses premiers temps à bord, alors qu’elle escomptait une présence ou une surveillance officielle, chien de garde chargé de superviser son expédition, Sutty avait attendu en vain qu’il s’intéresse à elle ou la tienne à l’œil. Même s’il savait qui elle était, son comportement n’en montrait rien. Muet, hautain, il mangeait à la table du capitaine, ne communiquait qu’avec son noteur et évitait les groupes auxquels elle se joignait pour discuter.