Il se posta près d’elle au bastingage. Sutty le salua d’un hochement de tête et l’ignora, comme il semblait le désirer.
Mais il prit la parole, brisant le silence de cette étendue crépusculaire où seuls les flots murmuraient en opposant une résistance calme et farouche à la proue et aux flancs du bateau.
— Une contrée bien morne, dit-il.
Le son de sa voix réveilla une jeune éberdine attachée à un étai tout près de là. Elle poussa un petit bêlement, Mèèèè, et secoua la tête.
— Stérile, ajouta l’autre. Reculée. Vous vous intéressez aux yeux de l’amour ?
Mèèèè ! bêla la petite éberdine.
— Pardon ? demanda Sutty.
— Aux yeux de l’amour… des pierres précieuses, des gemmes.
— Pourquoi leur a-t-on donné ce nom ?
— Par superstition. Une ressemblance imaginaire.
Il croisa son regard, l’espace d’un instant. Jusqu’à présent, lorsqu’elle pensait à lui, ce qui n’arrivait guère, elle le prenait pour un petit égocentrique terne et compassé. La froideur et l’acuité de son regard la surprirent.
— On les trouve le long des torrents, dans les collines. Par là, dit-il en désignant l’amont. Et seulement sur cette planète. C’est donc autre chose qui vous amène ?
Ainsi, il l’avait reconnue et, à en juger par son attitude, il tenait à ce qu’elle sache qu’il désapprouvait sa présence dans les parages, seule et sans surveillance.
— Durant le peu de temps que j’ai passé ici, je n’ai vu que Dovza-Ville. On m’a permis de faire du tourisme.
— En amont, dit l’homme avec un sourire feint.
Il espérait qu’elle s’explique. Elle ressentit la pression de son attente, comme s’il considérait qu’elle lui devait des comptes. Elle refusa de se laisser impressionner.
Il considéra les plaines baignées d’un pourpre qui virait au noir, puis baissa les yeux sur l’eau qui paraissait encore retenir un peu de la lumière du jour.
— Le Dovza est un pays superbe. Riches exploitations, industries prospères, belles villégiatures dans les Sources du Sud. Si vous n’en avez rien vu, pourquoi visiter ce désert ?
— Je viens d’un désert, rétorqua Sutty.
Cela le réduisit au silence pour un temps.
— Nous savons que la Terre est une planète fertile et avancée, dit-il d’une voix lourde de désapprobation.
— Une partie. La majorité reste stérile. Nous en avons trop abusé… C’est un monde entier que le mien, Moniteur. Il y a de la place pour la diversité. Tout comme ici.
Elle perçut la nuance de défi dans sa propre voix.
— Et vous préférez pourtant des terres désolées et des moyens de transport arriérés ?
Il n’y avait rien là du respect frustré et ostentatoire que beaucoup, à Dovza-Ville, lui témoignaient – cette insistance à la traiter en dieu au rabais qu’il fallait préserver de la triste réalité. C’était du soupçon, de la méfiance : on n’aurait pas dû laisser des étrangers voyager seuls. Premier symptôme de xénophobie qu’il lui ait été donné de constater sur Aka.
— J’aime les bateaux, énonça-t-elle d’une voix enjouée. Et je trouve ce pays magnifique. Austère, mais magnifique. Pas vous ?
— Non.
La réponse claqua comme un ordre. Aucun désaccord toléré. L’intonation officielle, corporatiste.
— Et vous, alors, qu’est-ce qui vous amène en amont du fleuve ? Vous cherchez des yeux de l’amour ?
Elle s’exprimait avec légèreté, sur un mode badin, pour lui permettre de changer de ton, et de cesser cet échange un peu âpre, s’il le souhaitait. Il ne le souhaitait pas.
— Pour affaires, dit-il.
Vizdiat. L’ultime justification pour un Akien, l’objectif incontestable, la seule chose qui compte.
— Il subsiste des poches de cultures fossiles, d’activités réactionnaires, dans la région. J’espère que vous n’avez pas l’intention de quitter la ville, une fois là-haut. Par endroits, là où la rééducation n’est pas terminée, les indigènes sont violents et dangereux. Dans l’exercice de mes fonctions, je dois vous demander de garder le contact avec mon bureau à tout moment, de nous signaler tout délit, et de nous informer des trajets que vous voudrez entreprendre.
— J’apprécie votre sollicitude et tâcherai d’accéder à votre requête, dit Sutty.
Citation reprise des Exercices avancés de grammaire et de vocabulaire dovziens à l’usage des barbares.
Le Moniteur hocha la tête, les yeux rivés sur la berge qui défilait peu à peu, peu à peu engloutie par la nuit. Quand elle regarda de nouveau vers l’endroit où il se tenait, il avait disparu.
3.
Cette belle remontée du fleuve à travers le désert s’acheva le dixième jour à Okzat-Ozkat. La ville figurait sur la carte sous la forme d’un point à la lisière d’un fouillis de courbes de niveau : la chaîne des Hautes-Sources. Ce soir-là, elle se signalait par une théorie de murs blêmes dans l’obscurité glaciale, les pâles lueurs de lucarnes placées loin du sol, des relents de poussière, d’excréments, de fruits pourris, l’odeur sèche de l’altitude, des voix chantantes, des bruits de bottes claquant sur les pavés. Peu de véhicules circulaient. La couleur rouille du rai de lumière éclairant une sorte de haut rempart tout juste visible au-dessus des toits ornementés contrastait avec la clarté verdâtre qui mourait dans le ciel à l’ouest.
Des annonces corporatistes et de la musique braillaient sur les quais. Après une décade de voix calmes et de silence sur le fleuve, ce bruit chassa aussitôt Sutty. Il n’y avait pas de guide pour l’attendre. Personne ne la suivit. Personne ne lui demanda de présenter son LIZ.
Encore engluée dans l’état de transe induit par le trajet, intriguée, énervée, sur le qui-vive, elle parcourut les rues au voisinage du port jusqu’à ce que son sac en bandoulière lui pèse et qu’elle sente la morsure du vent. Elle s’arrêta devant une embrasure, dans une petite rue sombre qui gravissait un versant. La femme assise sur une chaise dans la pâle lueur issue de la maison par la porte ouverte donnait l’impression de profiter d’une douce soirée d’été.
— Vous pouvez me dire où trouver une pension ?
— Ici.
Sutty constata alors que son interlocutrice était infirme ; ses jambes ressemblaient à deux bâtons.
— Ki ! lança la femme.
Un garçon d’une quinzaine d’années se montra. Sans un mot, il invita Sutty à entrer et la conduisit dans une grande pièce haute de plafond, meublée d’un magnifique tapis en laine d’éberdine écarlate, orné d’un entrelacs complexe et austère de cercles noirs et blancs. À part le tapis, il n’y avait là qu’une lampe, simple ampoule à la forme particulière, presque carrée, vissée sur un socle fixé entre deux lucarnes placées, ici aussi, loin du sol. Le fil passait par l’une d’entre elles.
— Il y a un lit ?
Le garçon pointa timidement son doigt vers un rideau dans un coin obscur à l’autre bout de la chambre.
— Une salle de bains ?
Il inclina la tête en direction d’une porte. Sutty l’ouvrit. Trois marches, carrelées, descendaient dans une petite pièce, carrelée, qui recelait divers meubles en bois, en métal ou en porcelaine, étranges mais reconnaissables, brillant à la lueur mordorée d’un chauffage électrique.