Выбрать главу

Mais elle pouvait aussi imaginer le corps meurtri de Vladek. Ce grand corps musclé affalé sur le canapé. L’entaille rouge béante en travers de sa gorge, les blessures sur son torse laissées par le couteau, son regard dirigé vers le plafond. Et le sang qui formait une mare au sol.

Les photos de Laila prises par la police après le meurtre la montraient le regard éteint. Le devant de son pull était ensanglanté, et son visage portait des traces rouges. Ses longs cheveux blonds pendaient librement autour de son visage. Elle avait l’air si jeune. Si différente de la femme qui était enfermée à vie.

Sa culpabilité n’avait jamais suscité de doutes. Il y avait une sorte de logique, que tout le monde avait acceptée. Pourtant, Erica avait l’impression tenace que quelque chose clochait, et six mois plus tôt elle avait décidé d’en faire un livre. Depuis son enfance, elle entendait parler de l’affaire, du meurtre de Vladek et du terrible secret de la famille. La Maison de l’horreur avait suscité quantité de récits à Fjällbacka, jusqu’à se transformer en légende au fil des ans. Cette maison était un endroit où les enfants pouvaient se lancer des défis. Une maison hantée pour faire peur aux copains, montrer son courage et braver la peur du mal qui imprégnait les murs.

Elle se détourna de l’ancien salon de la famille pour monter à l’étage. Il régnait en ce lieu un froid qui figeait ses articulations, et elle sauta à pieds joints deux, trois fois pour se réchauffer avant de se diriger vers l’escalier. Elle tâtonna du pied les marches avant d’y prendre appui. Personne ne savait qu’elle était ici, et elle ne tenait pas à passer à travers une planche pourrie et restait là à agoniser, le dos brisé.

Les marches supportèrent son poids, mais elle resta vigilante une fois parvenue à l’étage, car le plancher grinçait dangereusement. Elle eut l’impression que le sol résistait et poursuivit d’un pas plus déterminé tout en regardant autour d’elle. La maison était petite, il n’y avait qu’un modeste palier et trois chambres à l’étage. La plus grande, celle de Vladek et Laila, se trouvait juste en haut de l’escalier. Les meubles avaient été enlevés ou volés, il ne restait que des rideaux sales et déchirés. Ici aussi, il y avait des canettes de bière, ainsi qu’un matelas crasseux témoignant qu’on s’était planqué ici, ou qu’on avait utilisé la maison pour des escapades amoureuses, loin des yeux vigilants des parents.

Elle s’efforça de visualiser la pièce à partir des photos. Un tapis orange au sol, un lit deux places en pin massif et un drap-housse imprimé de grandes fleurs vertes. La chambre respirait les années 1970 et, à en juger par les clichés pris après le meurtre, elle avait été parfaitement propre et rangée. Erica s’en était d’ailleurs étonnée la première fois qu’elle les avait vus, car d’après les éléments dont elle disposait, elle s’était attendue à un intérieur chaotique, sordide et sens dessus dessous.

Elle sortit de la chambre de Vladek et Laila et entra dans une autre, plus petite. Elle chercha parmi les tirages qu’elle tenait à la main celui qui correspondait. C’était la chambre de Peter. Elle aussi avait été jolie et rangée, même si le lit n’était pas fait. Aménagée de façon classique, revêtue de papier peint bleu décoré de personnages et d’animaux de cirque. Des clowns joyeux, des éléphants la tête ornée d’un panache de plumes d’autruche, un phoque jonglant avec un ballon rouge sur le nez. Un joli papier peint pour enfant, et Erica comprenait pourquoi ils avaient choisi ce motif-là précisément. Elle leva les yeux et examina la pièce. De petits restes de tapisserie subsistaient par endroits, mais la plus grande partie s’était décollée ou était recouverte de graffitis. De l’épaisse moquette il ne restait rien, à part quelques traces de colle sur le plancher. L’étagère remplie de livres et de jouets n’existait plus, ni les deux petites chaises devant la table basse parfaitement adaptée à un enfant qui voudrait dessiner. Le lit qui s’était trouvé dans le coin à gauche de la fenêtre avait disparu. Erica eut un frisson. Comme partout dans la maison, les carreaux étaient cassés, et un peu de neige virevoltait au-dessus du sol.

Elle avait volontairement gardé pour la fin la dernière chambre de l’étage. Celle de Louise. Elle était voisine de celle de Peter, et quand Erica regarda la photo, elle dut se blinder. Le contraste était frappant. Tandis que celle de Peter était jolie et accueillante, la chambre de Louise ressemblait à une cellule de prison, ce qu’elle avait effectivement été, en un certain sens. Erica passa son doigt sur la grosse barre qui était toujours là, mais ne pendait plus aujourd’hui que par quelques vis. Une barre qui avait servi à maintenir la porte solidement fermée de l’extérieur. Afin de séquestrer une enfant.

Erica tint la photographie devant elle en franchissant le seuil. Elle sentit le duvet sur sa nuque se dresser. Elle eut l’impression qu’une ambiance funèbre régnait ici, mais c’était son esprit qui lui jouait des tours. Ni les maisons ni les pièces ne sont capables de conserver de souvenirs. C’était parce qu’elle savait ce qui s’y était déroulé qu’elle ressentait un tel malaise dans la chambre de Louise.

La pièce à l’époque était totalement nue. L’unique objet était un matelas posé à même le sol. Pas de jouets, pas de vrai lit. Erica s’approcha de la fenêtre, obstruée par des planches. Si elle n’avait pas été parfaitement renseignée, elle aurait cru qu’on les avait clouées là pendant ces années où la maison était restée vide. Elle regarda la photo. Les mêmes planches s’y trouvaient déjà. Une enfant, enfermée à clé dans sa propre chambre. Et pourtant, ce n’était pas la pire des horreurs que la police eût découvertes en arrivant à la maison après avoir été avertie du meurtre de Vladek. Erica frémit. C’était comme si un vent froid l’avait secouée, qui ne viendrait pas d’un carreau brisé, mais de la pièce elle-même.

Refusant de céder à l’oppressante atmosphère, elle s’obligea à y rester encore un peu, mais poussa malgré tout un soupir de soulagement en regagnant enfin le palier. Elle descendit les marches avec la même prudence qu’à l’aller. Il ne lui restait plus qu’un endroit à explorer maintenant. Elle arriva dans la cuisine, où on avait retiré les portes des meubles. La cuisinière et le réfrigérateur avaient disparu, et des crottes à leurs emplacements indiquaient que les souris avaient trouvé des passages commodes pour aller et venir comme chez elles.

D’une main légèrement tremblante, elle appuya sur la poignée de la porte donnant accès à la cave. Le même froid bizarre qu’elle avait senti dans la chambre de Louise l’accueillit. Elle poussa un juron face à l’obscurité compacte. Elle n’avait pas pensé à emporter une lampe de poche. Son inspection de la cave devrait peut-être attendre. Mais en tâtant le long du mur, elle finit par trouver un interrupteur à l’ancienne. La cave s’alluma comme par miracle. Il ne pouvait s’agir d’une ampoule à incandescence des années 1970 qui fonctionnait encore. Et elle nota dans un coin de sa tête que quelqu’un avait dû la changer.

Son cœur cognait sa poitrine quand elle descendit. Elle évita de justesse une toile d’araignée. Et fit de son mieux pour ignorer la sensation d’avoir des bestioles grouillant partout sur son corps.

Une fois arrivée sur le sol en béton, elle prit une grande respiration pour se calmer. Après tout, ce n’était qu’une cave vide dans une maison abandonnée. Qui ressemblait à n’importe quelle cave. Il restait quelques étagères ici, et un vieil établi qui avait été celui de Vladek, mais sans les outils. À côté était posé un bidon vide, et quelques journaux froissés étaient jetés dans un coin. Rien de sensationnel. Mis à part un détail : la chaîne longue de trois mètres vissée au mur.