Il se leva pour mettre fin à l’entretien.
— Vous avez raison. “Malchance”, c’est tout à fait insuffisant pour décrire ce qui est arrivé.
Marta ne montra aucune velléité de l’accompagner jusqu’à la porte.
Pendant les premières années, le plus difficile à supporter fut la monotonie du quotidien. Mais, avec le temps, la routine était devenue la corde de sécurité de Laila. Le fait que chaque jour ressemble au précédent était rassurant, familier, et tenait en échec la terreur de continuer à vivre. Ses tentatives de suicide des premiers temps étaient nées de cela : l’épouvante de voir la vie s’étendre à l’infini tandis que le poids du passé la tirait vers l’obscurité. La fadeur des jours l’avait aidée à s’y habituer. Même si le poids restait constant.
À présent tout avait changé, et le fardeau était devenu trop lourd pour qu’elle puisse le porter seule.
De ses doigts tremblants, elle tournait les pages des tabloïdes. Les journaux étaient disponibles uniquement dans l’espace de détente, et les autres internées étaient impatientes de les lire. Elles trouvaient que Laila les gardait trop longtemps. Les journalistes ne semblaient pas savoir grand-chose pour l’instant, mais ils s’efforçaient de rendre leurs textes accrocheurs. La recherche du sensationnel à tout prix la dérangeait. Elle connaissait le tourment que cela représentait, de faire les gros titres. Derrière chacun de ces articles indigestes, il y avait de vraies vies, de vraies souffrances.
— T’as bientôt fini ?
Marianne vint se placer devant elle.
— Oui, bientôt, marmonna-t-elle sans lever les yeux.
— Tu les monopolises, ces journaux. Dépêche-toi, nous aussi on veut les lire.
— Oui, oui.
Laila regardait attentivement les pages ouvertes devant elle depuis un moment. Marianne soupira et alla patienter à une table près de la fenêtre.
Laila était incapable de détacher ses yeux de la photo sur la page de gauche. La fille avait l’air si joyeuse et candide, si inconsciente du mal qui habitait le monde. Mais Laila aurait pu la renseigner. Elle aurait pu lui raconter comment le mal vivait côte à côte avec le bien, dans une société où les gens avançaient avec des œillères et refusaient de voir ce qui se trouvait juste devant leur nez. Une fois qu’on l’avait vu de près, on ne pouvait plus jamais fermer les yeux. Voilà sa malédiction, sa responsabilité.
Elle replia lentement le journal, se leva et alla le poser devant Marianne.
— Je voudrais le récupérer quand vous l’aurez lu.
— Pas de problème, murmura Marianne, déjà plongée dans les pages people.
Laila resta un instant à contempler sa tête penchée sur le dernier divorce hollywoodien en date. Ça devait être bien commode de vivre avec des œillères !
Quel temps de chien ! Mellberg ne comprenait pas comment Rita, sa compagne chilienne, s’était habituée à vivre dans un climat aussi affreux. Lui songeait parfois à la possibilité de s’expatrier. Il n’était clairement pas assez couvert pour se balader en forêt, mais jamais il n’avait cru qu’il serait obligé d’y participer activement ; il n’avait même pas pris la peine de passer à la maison s’équiper plus chaudement. Être chef, ça consistait à dire aux autres ce qu’ils devaient faire. Son plan était de diriger le groupe qu’ils avaient rameuté, de leur indiquer dans quelle direction marcher et ensuite d’aller s’asseoir bien au chaud dans la voiture et de profiter d’un bon thermos de café.
Mais il n’en fut rien. Car, naturellement, Hedström avait insisté pour qu’eux aussi participent à la battue. On croirait rêver. Le traîner ici à se geler les miches, c’était carrément dilapider ses compétences de meneur d’équipe. Pour le coup, il allait sûrement tomber malade, et comment se débrouilleraient-ils au poste sans lui ? Tout irait à vau-l’eau en quelques heures, c’était incroyable que Hedström ne réalise pas ça.
— Purée ! Merde alors !
Chaussé de ses souliers de ville, il glissa et attrapa instinctivement une branche pour ne pas tomber. Son geste secoua l’arbre et un tas de neige dégringola des branches. Elle se posa sur lui telle une couverture froide, se glissa sous son col jusque dans son dos.
— Comment ça se passe ? demanda Patrik.
Il n’avait pas l’air transi de froid, lui, emmitouflé dans un blouson d’hiver épais et confortable, avec un bonnet en fourrure sur la tête et de gros brodequins aux pieds.
Agacé, Mellberg se débarrassa de la neige.
— Je devrais peut-être retourner au commissariat préparer la conférence de presse ?
— Ne t’inquiète pas, Annika s’en occupe, et de toute façon, elle n’est prévue qu’à seize heures. On a le temps.
— En tout cas, je tiens à souligner une chose : j’estime que cette équipée est une perte de temps colossale. La neige qui est tombée hier a déjà eu le temps d’effacer ses empreintes, même les chiens n’arrivent pas à flairer quoi que ce soit par ce froid de canard.
Il hocha la tête en direction des arbres où il apercevait un des deux chiens policiers que Patrik avait réussi à faire venir. On avait laissé passer les chiens devant pour qu’ils ne soient pas perturbés par de nouvelles traces et odeurs.
— C’est quoi déjà qu’on cherche ? demanda Mats, une des personnes mobilisées via le club de sport.
Il avait été étonnamment facile de réunir des bénévoles, tout le monde voulait aider, tout le monde voulait contribuer aux recherches, chacun à sa façon.
— Tout ce que Victoria aurait pu laisser sur son chemin. Empreinte de pied, traces de sang, branches cassées, n’importe quoi qui attire votre attention.
Mellberg avait répété mot à mot les paroles que Patrik avait utilisées pour briefer l’équipe avant le début des recherches.
— Nous espérons aussi trouver l’endroit où elle a été retenue captive, ajouta Patrik en tirant son bonnet de fourrure un peu plus sur ses oreilles.
Mellberg lorgna avec envie le douillet couvre-chef. Ses propres oreilles lui faisaient mal et les quelques cheveux qui couvraient le haut de son crâne ne suffisaient pas à le réchauffer.
— Elle n’a pas pu marcher si loin. Pas dans l’état où elle était, marmonna-t-il en claquant des dents.
— Non, pas si elle était à pied, répliqua Patrik, et il continua d’avancer lentement, tout en balayant du regard la forêt et les environs. Mais elle a très bien pu s’échapper d’une voiture, par exemple. Si le ravisseur était en train de la déplacer. Ou alors on a pu la faire descendre ici exprès.
— Le ravisseur l’aurait relâchée volontairement ? Pourquoi donc ? C’était beaucoup trop risqué pour lui.
— Pourquoi ? dit Patrik en s’arrêtant net. Elle ne pouvait pas parler, elle ne voyait plus rien. Elle devait être totalement traumatisée. Nous avons sans doute affaire à un ravisseur qui prend confiance en lui. Après tout, ça fait deux ans que la police travaille sans trouver le moindre indice. Il a peut-être voulu nous humilier en relâchant une de ses victimes pour montrer ce qu’il a fait ? Tant que nous ne savons rien, nous ne pouvons rien présumer. Nous ne pouvons pas supposer qu’elle ait été détenue dans ce secteur, et nous ne pouvons pas supposer le contraire non plus.
— C’est bon, tu n’es pas obligé de me parler comme si j’étais un bleu, rouspéta Mellberg. Évidemment que je le sais, tout ça. Je pose simplement les bonnes questions, celles que les gens ne vont pas tarder à poser.
Patrik ne répondit pas. La tête inclinée, il se concentra de nouveau sur le sol. Mellberg haussa les épaules. Ces jeunes policiers, ils étaient tellement susceptibles. Il croisa les bras sur sa poitrine et essaya de ne plus claquer des dents. Encore une demi-heure, ensuite il avait l’intention de diriger le travail depuis la voiture. Il y avait quand même des limites au gaspillage des ressources. Il espéra que le café dans le thermos serait encore chaud.