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Martin n’enviait pas Patrik et Mellberg qui arpentaient la neige. En recevant la mission d’aller voir Marta et Tyra, il avait eu l’impression de tirer le gros lot. Pour tout dire, il doutait que Patrik ait établi une répartition optimale des tâches en consacrant du temps à fouiller la forêt. Mais, à force de travailler avec lui, il avait fini par connaître suffisamment son collègue pour comprendre ses motivations. Pour Patrik, il était important de s’approcher de la victime, de se trouver physiquement au même endroit qu’elle, de sentir les mêmes odeurs, d’entendre les mêmes bruits, afin de percevoir ce qui était arrivé. Cet instinct, cette capacité avaient toujours été sa force. Et pouvoir occuper Mellberg par la même occasion permettait de faire d’une pierre deux coups.

Martin espérait que l’intuition de Patrik le guiderait au bon endroit. Victoria s’était volatilisée sans laisser de traces, c’était ça leur grand problème. Ils ignoraient totalement où elle avait été retenue pendant ces mois, et ils auraient grand besoin de trouver une piste là-bas dans la forêt. Si ni cette battue ni l’autopsie n’apportaient d’éléments concrets, il serait difficile d’imaginer de nouveaux angles d’attaque.

Après la disparition de Victoria, ils avaient interrogé tous ceux qu’elle avait pu rencontrer. Ils avaient passé sa chambre au peigne fin, examiné son ordinateur, vérifié ses contacts de chat, de mail, de textos, sans résultat. Patrik avait collaboré avec les autres districts de police, ils avaient dépensé beaucoup d’énergie à chercher un point commun entre Victoria et les autres disparues. Ils n’avaient pu établir aucun lien. Elles ne semblaient pas partager les mêmes intérêts, n’aimaient pas la même musique, n’avaient jamais été en contact, n’étaient pas inscrites aux mêmes forums sur Internet. Personne de l’entourage de Victoria n’avait déclaré reconnaître l’une des autres filles.

Il se leva et alla chercher une tasse de café dans la cuisine. Il en buvait probablement beaucoup trop, mais les nuits blanches le rendaient dépendant à la caféine. À la mort de Pia, on lui avait prescrit des somnifères et des anxiolytiques qu’il avait essayés pendant une semaine. Mais les médicaments l’enveloppaient d’une couverture moite d’indifférence, et cela lui faisait peur. Le jour de l’enterrement de Pia, il les avait jetés à la poubelle. Aujourd’hui, il se rappelait à peine comment c’était de dormir une nuit complète. Dans la journée, son état s’améliorait progressivement. Tant qu’il avait des tâches à remplir — se concentrer sur son travail, aller chercher Tuva au jardin d’enfants, cuisiner, faire le ménage, jouer avec sa fille, lui lire des histoires, la coucher — il tenait le coup. Mais la nuit, le chagrin et les pensées le submergeaient. Heure après heure, les yeux fixés au plafond, il laissait les souvenirs aller et venir, et était happé par le regret insupportable d’une vie qui ne reviendrait jamais.

— Comment ça va ?

Annika posa une main sur son épaule, et il réalisa qu’il était planté là, la cafetière à la main, depuis trop longtemps.

— Je dors toujours aussi mal, dit-il en se servant. Tu en veux ?

— Oui, merci.

Ernst arriva d’un pas tranquille du bureau de Mellberg, sûrement dans l’espoir qu’une pause-café dans la cuisine signifierait une friandise pour lui. Quand ils s’assirent, il se coucha sous la table, le museau sur ses pattes, suivant des yeux le moindre mouvement de Martin et d’Annika.

— Ne lui donne rien, conseilla Annika. Il a déjà des kilos à revendre. Rita fait ce qu’elle peut pour le promener, mais elle n’arrive pas à tenir le rythme qu’il faudrait pour compenser l’excès de calories.

— Tu parles de Bertil ou d’Ernst là ?

— Ben, c’est effectivement valable pour les deux, sourit Annika avant de retrouver son sérieux. Mais dis-moi comment tu vas, réellement.

— Je vais bien, répondit-il — et en voyant la mine sceptique d’Annika, il ajouta : Je t’assure. Simplement, je dors mal.

— Quelqu’un t’aide avec Tuva au moins ? Il faut que tu puisses te reposer et rattraper ton sommeil.

— Les parents de Pia sont formidables, et mes parents aussi. Ne t’inquiète pas, c’est seulement que… Elle me manque. Et ça, personne n’y peut rien. Je suis évidemment attaché à tous les bons souvenirs, mais en même temps, je voudrais les arracher de mon esprit, parce que ce sont les bonnes choses qui font si mal. Et je n’en peux plus !

Il étouffa un sanglot. Il ne voulait pas pleurer au boulot. C’était sa zone de liberté, il ne fallait pas que le deuil vienne envahir cet espace, le privant du seul endroit où il pouvait se soustraire à la douleur.

Annika le regarda avec compassion.

— J’aimerais pouvoir te consoler avec un tas de sages paroles. Mais j’ignore ce que tu vis, ce que ça fait. Rien que l’idée de perdre Lennart me fait complètement flipper. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’il faudra sans doute du temps, et que je suis là pour toi. Tu le sais, j’espère ?

Martin hocha la tête.

— Et fais quelque chose pour le sommeil. Tu as une mine de papier mâché. Tu ne veux pas prendre de somnifères, mais essaie la phytothérapie, il y a peut-être des produits qui pourraient t’aider.

— Oui, pourquoi pas.

Ça valait sans doute le coup d’essayer. Il ne tiendrait pas longtemps s’il ne parvenait pas à dormir au moins deux, trois heures d’affilée par nuit.

Annika se leva et alla remplir de nouveau leurs tasses. Plein d’espoir, Ernst dressa la tête. En constatant qu’il n’y aurait pas de viennoiseries à la clé, il la laissa retomber sur ses pattes.

— Et les autres districts, qu’est-ce qu’ils pensent de cette histoire de portrait psychologique ?

Martin préférait changer de sujet. La sollicitude d’Annika lui faisait chaud au cœur, mais c’était trop épuisant de parler de son deuil.

— Ils semblent trouver l’idée bonne. Ils n’en ont jamais fait, et toute nouvelle proposition est accueillie à bras ouverts. L’affaire les a secoués. Ils redoutent tous la même chose : que leurs disparues aient subi les mêmes horreurs que Victoria. Et ils s’inquiètent évidemment pour la réaction des familles quand elles apprendront les détails. Espérons que ce n’est pas pour tout de suite.

— Ça, j’en doute. On dirait que les gens ont un besoin maladif de cafter à la presse. Vu le nombre de personnes parmi le personnel de l’hôpital qui sont au courant des blessures, je crains que ça ne fuite rapidement, si ce n’est déjà fait.

— On verra ça à la conférence de presse, dit Annika.

— Tout est prêt ?

— Tout est prêt. Mais est-ce qu’on réussira à contenir Mellberg, toute la question est là. Je me sentirais beaucoup plus rassurée s’il n’y participait pas.

Sceptique, Martin haussa un sourcil et Annika leva les mains comme un bouclier.

— Je sais, rien ne pourra l’en empêcher. Il serait même capable de sortir de sa tombe tel Lazare pour ne pas rater une conférence de presse.

— Bien vu…

Martin rangea sa tasse dans le lave-vaisselle et, en sortant de la cuisine, il s’arrêta pour serrer Annika dans ses bras.

— Merci. Je file voir Tyra Hansson. Elle doit être rentrée du collège à l’heure qu’il est.

Ernst le suivit dans le couloir, l’air abattu. Cette pause-café avait été une grande déception.

Fjällbacka, 1967

La vie était merveilleuse. Fantastique, totalement irréelle et pourtant d’une évidence absolue. Tout avait changé avec cette journée d’été caniculaire. Quand le cirque avait quitté Fjällbacka, Vladek n’était pas parti avec la troupe. Laila l’avait retrouvé le soir après la dernière représentation, et comme d’un accord tacite, il avait rassemblé ses affaires et avait suivi Laila dans son appartement. Il avait tout quitté pour elle. Sa mère, ses frères. Sa vie, sa culture. Son monde.