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Depuis, ils avaient été plus heureux qu’elle n’eût cru possible de l’être. Chaque soir, ils s’endormaient enlacés dans son lit, beaucoup trop petit pour deux mais qui les accueillait malgré tout, eux et leur amour. D’ailleurs, tout l’appartement — une seule pièce avec un coin cuisine — était trop petit. Mais, bizarrement, Vladek semblait s’y sentir à l’aise. Ils se serraient dans le peu d’espace qu’ils avaient, et leur amour grandissait de jour en jour.

Désormais il fallait trouver la place pour un petit nouveau. La main de Laila s’approcha de son ventre. La petite bosse était à peine visible, mais elle ne pouvait s’empêcher de la caresser à tout bout de champ. Elle devait presque se pincer pour y croire. Vladek et elle allaient être parents.

Dans la cour de l’immeuble, elle vit Vladek arriver, à l’heure pile comme tous les jours après son travail. Elle avait encore l’impression de recevoir une décharge électrique chaque fois qu’elle le voyait. Il dut sentir son regard, car il leva la tête et scruta leur fenêtre. Avec un large sourire rempli d’amour, il lui fit un signe de la main. Elle agita la sienne en retour, et effleura de nouveau son ventre.

— Il va comment, papa, aujourd’hui ?

Jonas embrassa sa mère sur la joue, prit place à la table de la cuisine et tenta un sourire.

Helga ne sembla pas entendre sa question.

— C’est épouvantable, ce qui est arrivé à cette jeune fille du centre équestre, dit-elle, et elle posa devant lui une assiette remplie d’épaisses tranches de quatre-quarts tout juste sorti du four. Ça doit être difficile pour vous tous.

Jonas prit un morceau de gâteau et en croqua un gros bout.

— Tu me gâtes, maman. Ou plutôt, tu me gaves.

— Pfft. Tu étais tellement maigre quand tu étais petit. On pouvait compter tes côtes.

— Je sais. Tu me l’as dit mille fois, à quel point j’étais fluet à la naissance. Mais aujourd’hui, je mesure presque un mètre quatre-vingt-dix, et je n’ai aucun problème d’appétit.

— Il faut manger, toi qui n’arrêtes pas de courir. Ça ne peut pas être bon, ces courses à pied tout le temps.

— Oui, l’exercice physique est un danger pour la santé, c’est connu. Tu n’as jamais fait de sport ? Même quand tu étais jeune ? demanda Jonas en prenant une autre tranche de gâteau.

— Dans ma jeunesse ? Dit comme ça, on dirait bien que j’ai cent ans.

Le ton de Helga était sévère, mais elle était incapable de refréner le rire qui lui tiraillait les coins de la bouche. Jonas parvenait toujours à l’égayer.

— Non, pas cent ans. Mais le mot “antiquité” serait assez juste, je pense.

— Dis donc, toi, le houspilla-t-elle en lui donnant une petite tape sur l’épaule. Fais attention à ce que tu dis, sinon fini le quatre-quarts et les bons petits plats ! Tu devras te contenter de ce que Marta met sur la table.

— Oh mon Dieu, Molly et moi, on va mourir de faim, plaisanta Jonas en prenant le dernier morceau de gâteau.

— Ça doit être terrible pour les filles du centre de savoir qu’une de leurs amies a subi de telles horreurs, répéta Helga en balayant quelques miettes invisibles sur le plan de travail.

Sa cuisine était toujours rutilante. Jonas ne se rappelait pas l’avoir jamais vue en désordre, et sa mère était en mouvement perpétuel : elle nettoyait, rangeait, faisait de la pâtisserie, cuisinait, s’occupait de son mari. Il regarda autour de lui. Ses parents ne se souciaient pas trop de rénovation, la cuisine était restée telle quelle depuis des années. Le papier peint, les placards, le lino du sol, les meubles, tout était comme dans son enfance. Seuls le réfrigérateur et la cuisinière avaient été remplacés, à contrecœur. Mais cette constance lui plaisait. Elle donnait de la stabilité à sa vie.

— Oui, c’est un choc, c’est sûr. Marta et moi, on va parler avec les filles cet après-midi. Mais ne t’en fais pas pour ça, maman.

— Non, je ne m’en fais pas, répondit-elle en enlevant l’assiette où il ne restait plus que quelques miettes. Ça s’est passé comment avec la vache hier ?

— Bien. C’était un peu compliqué parce que…

— JOOONAS ! Tu es là ?

La voix de son père retentit à l’étage. L’irritation rebondit entre les murs et Jonas nota les mâchoires crispées de sa mère.

— Tu ferais mieux de monter. Il s’est fâché hier parce que tu n’es pas venu.

Jonas hocha la tête. En montant l’escalier, il put sentir dans son dos le regard de sa mère pendant qu’elle essuyait la table.

Erica était toujours secouée en arrivant au jardin d’enfants. Il n’était que quatorze heures, d’habitude ils venaient chercher les enfants deux heures plus tard, mais après la visite de la cave, l’envie de les voir s’était faite si pressante qu’elle avait décidé d’y aller tout de suite. Elle avait besoin d’eux, besoin de les serrer dans ses bras, d’entendre leurs voix pétillantes qui accaparaient toute son existence.

— Maman !

Anton arriva en courant, ses petits bras tendus. Il était sale de la tête aux pieds, une oreille pointait de son bonnet, il était à croquer et le cœur d’Erica faillit éclater. Elle s’accroupit et ouvrit les bras pour l’accueillir. Elle serait aussi sale que lui, mais ça n’avait aucune importance.

— Maman !

Une autre petite voix s’éleva dans la cour et Noel se jeta aussi sur elle. Sa combinaison était rouge, alors que celle d’Anton était bleue, mais il avait le bonnet de travers exactement comme son frère. Ils étaient si semblables, et pourtant si différents.

Erica prit Anton sur le genou droit et captura le deuxième jumeau crasseux qui enfouit le visage dans le creux de son cou. Le nez de Noel était glacé, elle frissonna et éclata de rire.

— Non mais, petit glaçon, tu imagines que tu vas réchauffer ce nez froid dans le cou de ta maman ?

Elle lui pinça le nez jusqu’à ce qu’il hoquette de rire. Noel souleva ensuite le pull d’Erica et posa ses mains recouvertes de moufles froides et pleines de sable sur son ventre. Elle poussa un cri. Les deux petits garçons hurlaient de rire.

— Petits bandits ! Vous irez directement au bain dès qu’on sera rentrés. Allez hop, les loupiots, on va chercher votre frangine !

Elle les reposa par terre, se leva et tira sur son pull. Les jumeaux adoraient aller dans la section de Maja, où ils pouvaient jouer avec les grands. Et Maja était toujours ravie quand ils venaient. Vu comme ils pouvaient se montrer casse-pieds avec elle, elle leur offrait une dose d’amour assez imméritée.

De retour à la maison, Erica s’attaqua sur-le-champ au projet de décrassage. En règle générale, elle détestait ça, mais aujourd’hui elle se fichait que le sable envahisse le vestibule. Ça lui était complètement égal que Noel se jette par terre en hurlant pour protester. Aucun de ces tracas n’avait d’importance après son passage dans la cave de la famille Kowalski où elle avait entrevu la terreur de Louise, enchaînée dans l’obscurité.

Ses enfants vivaient dans la lumière. Ses enfants étaient la lumière. Les hurlements de Noel, qui d’habitude la faisaient sortir de ses gonds, n’avaient plus aucun effet, elle se contenta de lui caresser la tête, et il en fut tellement surpris que ses cris cessèrent.

— Venez, je vais vous faire couler un bain. Après, on va décongeler des tonnes de brioches de mamie et les manger devant la télé avec un mug de chocolat chaud. Ça vous va ? dit Erica en souriant à ses enfants, assis par terre dans le sable humide. Et ce soir, pas de dîner ! On finit toutes les glaces qu’il reste dans le congélateur. Et vous irez vous coucher quand vous voulez.