Toutes les mains se levèrent en même temps, certains journalistes prirent la parole sans qu’on la leur ait donnée. Les flashs des appareils photos au premier rang crépitaient depuis le début de l’allocution de Patrik, qui dut se retenir de se passer la main dans les cheveux. Ça faisait toujours drôle de voir son visage imprimé en grand dans les pages des tabloïdes.
— Kjell ?
Il désigna Kjell Ringholm de Bohusläningen, le plus grand journal local. Kjell avait aidé la police dans plusieurs enquêtes, et Patrik lui prêtait volontiers un peu plus d’attention qu’aux autres.
— Tu as parlé de blessures. Quel genre ? Des blessures consécutives à l’accident de voiture ou antérieures ?
— Je ne peux pas me prononcer là-dessus. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’elle a été renversée par une voiture et qu’elle est décédée des suites de ses blessures.
— Nous avons des informations selon lesquelles elle aurait subi des tortures, poursuivit Kjell.
Patrik déglutit et visualisa les orbites vides de Victoria et sa bouche sans langue. Ces éléments ne devaient pas être divulgués. Il maudit les gens qui n’arrivaient pas à la boucler. Était-ce vraiment nécessaire de répandre ce genre d’informations ?
— Pour le bien de l’enquête, nous ne pouvons nous prononcer sur les détails ou sur l’étendue des blessures de Victoria.
Kjell voulut dire autre chose, mais Patrik pointa le doigt vers Sven Niklasson, reporter d’Expressen. Il avait eu affaire à lui dans une enquête, et il savait que Niklasson était toujours perspicace et bien renseigné, qu’il ne mentionnait jamais d’éléments qui pourraient nuire aux investigations.
— Est-ce qu’il y avait des signes d’agression sexuelle ? Avez-vous trouvé un lien avec les autres disparues ?
— Nous ne savons pas encore si elle a été agressée sexuellement. L’autopsie aura lieu demain. Concernant les autres disparitions, je ne peux pas à ce jour révéler ce que nous savons sur un lien éventuel. Mais nous travaillons avec les autres districts et je suis convaincu que cette collaboration nous mènera vers le coupable.
— Êtes-vous sûrs qu’il s’agit d’un seul coupable ? voulut savoir l’envoyé d’Aftonbladet, sans avoir demandé la parole. Il peut très bien y en avoir plusieurs ou pourquoi pas une bande organisée ? Avez-vous vérifié par exemple s’il y a un rapport avec le trafic d’êtres humains ?
— Dans l’état actuel des choses, nous ne nous contentons pas d’une ligne d’investigation unique, et cela vaut pour le nombre de ravisseurs. Bien entendu, des réflexions ont surgi autour d’une traite d’êtres humains, mais le cas de Victoria semble nettement réfuter cette théorie.
— Pourquoi ? insista le reporter d’Aftonbladet.
— Parce qu’elle avait des blessures de telle nature qu’il ne pouvait pas être question de la vendre, répondit Kjell, à la suite de quoi il observa attentivement Patrik.
Patrik serra les dents. La déduction de Kjell était tout à fait correcte, quoiqu’un peu trop révélatrice, mais tant qu’il ne confirmait rien, les journaux ne pouvaient donner à lire que des spéculations.
— Comme je l’ai dit, nous examinons différentes pistes, plus ou moins sérieuses. Nous n’excluons rien.
Il accorda encore un quart d’heure aux questions des journalistes. Il ne pouvait apporter de réponses qu’à très peu d’entre elles, soit parce qu’il n’en avait pas, soit parce qu’il était tenu au secret. Malheureusement, plus on l’interrogeait, plus il prenait conscience du peu d’informations dont la police disposait réellement. Quatre mois s’étaient écoulés depuis le jour où Victoria avait disparu, et plus encore depuis les autres disparitions. Et ils n’avaient pas obtenu le moindre résultat. Frustré, il décida de mettre un terme à la séance.
— Bertil, est-ce que tu voudrais dire quelques mots pour clore la réunion ?
Patrik s’effaça habilement pour donner l’impression à Mellberg que c’était lui qui avait mené la conférence de presse.
— Oui, j’aimerais saisir l’occasion pour préciser une chose : si la première des disparues a été retrouvée dans notre district, c’est à considérer comme une chance dans le malheur, vu la compétence unique dont peut s’enorgueillir notre commissariat. Sous ma direction, nous avons résolu bon nombre d’affaires d’homicides, et la liste de mes succès fait déjà état de…
Patrik l’interrompit en posant sa main sur son épaule.
— Je ne peux que confirmer. On va en rester là. Merci à tout le monde et à bientôt, certainement.
Mellberg le foudroya du regard.
— Je n’avais pas fini, protesta-t-il. Je voulais évoquer mes années à la police de Göteborg et ma longue expérience des enquêtes de fond. C’est important qu’ils disposent de l’historique complet pour dresser mon portrait.
— Absolument.
Patrik fit sortir Mellberg de la pièce d’un geste aimable mais ferme, pendant que les journalistes et les photographes rassemblaient leurs affaires.
— Tu comprends, il faut clore la conférence assez tôt pour qu’ils puissent rendre leur article à temps. Tu as fait une excellente prestation, il faut absolument qu’elle figure dans les journaux de demain, pour qu’on profite au plus vite de l’appui des médias.
Patrik eut honte de débiter de telles balivernes, mais elles portèrent leurs fruits, car son chef retrouva sa bonne humeur.
— Oui, évidemment. Bien vu, Hedström. Des fois, tu oublies d’être bête.
— Merci, dit Patrik d’une voix lasse.
Gérer Mellberg demandait autant d’efforts que l’enquête à proprement parler. Si ce n’est plus.
— Pourquoi tu ne veux toujours pas en parler ? Alors que tant d’années ont passé ?
Ulla, la psychothérapeute de l’établissement, la regardait par-dessus ses lunettes à monture rouge.
— Pourquoi tu continues de demander ? Après tant d’années ? riposta Laila.
Au début, elle s’était sentie harcelée par leurs exigences de dialogue. Ils voulaient qu’elle fouille en elle, qu’elle révèle des détails sur ce jour-là, sur l’époque d’avant. Mais peu à peu cette obstination ne la touchait plus. Personne ne s’attendait plus à ce qu’elle réponde aux questions, leurs rencontres n’étaient qu’un jeu fondé sur une compréhension mutuelle. Laila comprenait qu’Ulla était obligée de l’interroger, et Ulla savait que Laila ne répondrait pas. Ulla travaillait ici depuis dix ans. Il y en avait eu d’autres avant elle, qui étaient restés plus ou moins longtemps, suivant leurs ambitions. Travailler sur la guérison psychique des internés n’était pas spécialement gratifiant, ni au niveau financier, ni en termes de résultats obtenus ou d’évolution de carrière. La plupart des internés étaient irrécupérables, et tout le monde en avait conscience. Mais le boulot devait être fait, et Ulla était probablement celle qui prenait son rôle le plus au sérieux. Du coup Laila acceptait mieux de participer à ces entretiens, même si elle savait qu’ils ne mèneraient jamais nulle part.