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— J’ai l’impression que tu te réjouis des visites d’Erica Falck, dit Ulla.

Laila sursauta et sentit ses mains trembler sur ses genoux. C’était là un nouveau sujet de discussion. Pas un des bons vieux thèmes rabâchés, autour desquels elles exécutaient leurs figures apprises par cœur. Elle n’aimait pas qu’on lui pose de nouvelles questions et Ulla, qui en était parfaitement consciente, attendit sa réponse en silence.

Laila lutta contre elle-même. Voilà qu’elle devait tout à coup prendre une décision : se taire ou répondre. Car aucune des réponses automatiques qu’elle pouvait réciter par cœur même en dormant ne ferait l’affaire.

— C’est différent, finit-elle par dire en espérant qu’Ulla s’en contenterait.

La psychothérapeute paraissait cependant en forme aujourd’hui. Comme un chien qui refuse de lâcher un bout de viande dont il a enfin réussi à s’emparer.

— De quelle manière ? Tu veux dire une pause dans la monotonie de tous les jours, ou tu penses à autre chose ?

Laila croisa ses doigts pour les contrôler. La question la décontenançait. Elle ignorait ce qu’elle cherchait exactement en rencontrant Erica. Elle aurait pu continuer à dire non à ses sollicitations entêtées. Elle aurait pu demeurer dans son propre monde, en marge des années qui lentement s’écoulaient, où seul le miroir lui rappelait le passage du temps. Mais comment continuer, alors que le mal revenait en force ? Non seulement il moissonnait de nouvelles victimes, mais il était arrivé ici, tout près d’elle.

— J’aime bien Erica. Et tu as raison : c’est une pause dans l’ennui.

— Je pense qu’il y a plus que ça, répliqua Ulla en la scrutant, le menton baissé. Tu sais très bien ce qu’elle veut. Elle veut t’entendre parler de ce que nous avons tant de fois essayé d’aborder avec toi. Ce que tu ne veux pas nous dire.

— C’est son problème. Personne ne la force à venir.

— C’est vrai. Mais je me demande si, au fond, tu n’as pas envie d’alléger ton fardeau en te confiant à Erica. Je pense qu’elle a réussi à te toucher là où nous avons échoué, malgré tous nos efforts.

Laila ne répondit pas. C’est vrai qu’ils avaient essayé. Mais, même si elle l’avait voulu, serait-elle parvenue à leur raconter ? C’était trop écrasant. Et par où commencer ? Par leur première rencontre, par le mal qui grandissait, par le dernier jour ou par ce qui se produisait aujourd’hui ? Comment faire comprendre à quelqu’un d’autre ce qu’elle-même n’arrivait pas à comprendre ?

— Pourrait-on dire que tu t’es retrouvée coincée dans un schéma avec nous, que tu as gardé ton histoire en toi si longtemps qu’elle est impossible à dévoiler ?

Ulla inclina la tête de côté. C’était peut-être une astuce qu’ils apprenaient lors de la formation de psychologie. Tous les thérapeutes qu’elle avait rencontrés avaient ce tic.

— Quelle importance aujourd’hui ? C’était il y a tellement longtemps.

— Oui, mais tu es toujours là. Et je crois que, d’une façon ou d’une autre, c’est un choix que tu as fait. Tu ne sembles pas regretter la vie normale que tu pourrais vivre hors de ces murs.

Si Ulla savait combien elle avait raison ! Pour rien au monde Laila ne voudrait vivre à l’extérieur du centre de détention, elle ne saurait absolument pas comment s’y prendre. À dire vrai, elle n’en aurait pas le courage non plus. Elle n’oserait plus s’engager dans le monde où elle avait vu le mal de si près. Cet établissement était le seul endroit où elle se sentait en sécurité. C’était peut-être une piètre vie, mais une vie malgré tout — la seule qu’elle connaissait.

— Je ne veux plus parler, dit-elle en se levant.

Ulla l’observa, comme si elle pouvait lire en elle. Laila espérait que non. Certaines choses ne devaient pas être vues, ni par Ulla ni par quiconque.

Conduire les filles au club d’équitation était en général la mission de Dan, mais aujourd’hui, ça s’était mal goupillé au travail, et Anna s’en était chargée. Elle était presque aux anges que Dan l’ait sollicitée pour prendre la relève, qu’il lui ait enfin demandé un service, même si elle détestait les chevaux, de tout cœur. Ces gros animaux lui faisaient peur, une peur cimentée dans l’enfance, lors des cours d’équitation obligatoires. Leur mère, Elsy, s’était mis en tête qu’Erica et elle devaient apprendre à monter à cheval, ce qui leur avait valu deux ans de tourments. C’était une énigme pour Anna que les autres filles du club éprouvent une telle passion pour les chevaux. Pour sa part, elle ne les trouvait absolument pas dignes de confiance. Encore aujourd’hui, elle avait des palpitations terribles au souvenir d’un cheval cabré et de ses mains agrippées à la crinière dans l’espoir d’éviter la chute. Les chevaux sentaient sa peur à des kilomètres. Elle avait donc la ferme intention de se tenir à distance après avoir déposé Emma et Lisen.

— Tyra !

Emma sauta de la voiture et se précipita vers une adolescente qui traversait la cour. Elle se jeta dans ses bras et Tyra l’attrapa et la fit tourner.

— Oh là là, comme tu as grandi depuis la dernière fois ! Bientôt tu m’auras dépassée, s’exclama-t-elle, un petit sourire aux lèvres.

Emma rayonnait de bonheur. Tyra était sa préférée parmi les filles qui traînaient au centre équestre, elle l’idolâtrait.

Anna les rejoignit. Lisen avait couru tout droit dans l’écurie en descendant de voiture, et on ne la reverrait plus jusqu’à l’heure du retour.

— Tu te sens comment ? demanda-t-elle en tapotant l’épaule de Tyra.

— Pas terrible.

Les yeux de Tyra étaient rougis comme si elle n’avait pas dormi de la nuit.

Un peu plus loin dans la cour, une jeune femme se dirigeait vers l’écurie, et dans la pauvre lumière de l’après-midi d’hiver, Anna reconnut Marta Persson.

— Salut, dit-elle quand Marta s’approcha. Comment ça se passe ?

Elle avait toujours trouvé Marta incroyablement belle, avec ses traits acérés, ses pommettes hautes et ses cheveux sombres, mais aujourd’hui elle avait l’air éreintée.

— On est un peu chamboulés, c’est sûr, marmonna Marta. Où est Dan ? D’habitude tu ne viens pas ici de ton plein gré.

— Il a été obligé de faire des heures sup. Ils ont des entretiens d’évaluation cette semaine.

Dan était pêcheur dans l’âme, mais à Fjällbacka, ce métier ne nourrissait plus son homme. Il travaillait donc aussi comme instituteur à l’école de Tanumshede depuis de nombreuses années. La pêche s’était peu à peu réduite à une occupation secondaire, mais il se battait pour au moins conserver son bateau.

— Ce n’est pas bientôt l’heure de la leçon ? demanda Anna en regardant sa montre qui affichait presque dix-sept heures.

— La reprise va être courte aujourd’hui. Jonas et moi, on s’est dit qu’on devait informer les filles, par rapport à Victoria. Tu peux venir, si tu veux, puisque tu es là. Ça fera du bien à Emma.

Elles se rendirent avec Marta à la salle polyvalente où elles s’installèrent parmi les autres. Lisen était déjà là, elle lança un coup d’œil plein de gravité à Anna.

Jonas vint les rejoindre et se plaça à côté de Marta. Tous deux attendirent que le brouhaha se dissipe.

— Je pense que vous êtes déjà au courant de ce qui est arrivé, commença Marta, et tout le monde hocha la tête.

— Victoria est morte, dit Tyra à mi-voix.

De grosses larmes coulaient sur ses joues et elle se moucha dans la manche de son pull.

Marta parut hésiter sur la suite à donner, avant d’inspirer profondément.

— Oui, c’est exact. Victoria est décédée hier à l’hôpital. Nous savons que, vous toutes ici, vous vous êtes inquiétées, que Victoria vous manque, et c’est… épouvantable que ça se termine ainsi.