— On n’avait pas grand-chose à leur mettre sous la dent : du coup, les journalistes posaient des questions auxquelles nous n’avions pas de réponse, voilà tout.
Patrik prit un roulé à la cannelle, poussa un juron, le lâcha immédiatement et souffla sur ses doigts.
— Laisse-les refroidir un peu d’abord.
— Bonne idée, merci pour le conseil.
— C’est pour des raisons liées à l’enquête que vous ne pouviez pas répondre ?
— Mouais, j’aurais voulu que ce soit le cas, mais en vérité, on ne sait vraiment rien. Le jour de sa disparition, c’est comme si Victoria s’était volatilisée. Pas de traces, personne n’avait rien vu, rien entendu, et aucun lien n’a pu être établi avec les autres filles disparues. Et là, brusquement, elle surgit de nulle part.
Ils gardèrent le silence un moment. Patrik tâta de nouveau le petit pain et jugea qu’il avait suffisamment refroidi.
— J’ai entendu parler de certaines blessures, dit Erica prudemment.
Patrik hésita. Il n’était pas censé en parler avec quelqu’un d’extérieur à l’enquête, mais la nouvelle avait commencé à circuler et il avait indéniablement besoin de déballer son sac. Erica n’était pas seulement sa femme, elle était aussi sa meilleure amie. Et puis, c’était elle la plus futée des deux.
— C’est vrai. Enfin, ça dépend de ce que tu as entendu.
Il gagna un peu de temps en croquant un bout de son kanelbulle, mais il sentit tout de suite son estomac se soulever, et la viennoiserie ne lui parut plus aussi tentante.
— J’ai cru comprendre qu’elle n’avait plus d’yeux.
— Non, les yeux… n’étaient plus là. On ignore comment ils ont été retirés. Pedersen va pratiquer l’autopsie tôt demain matin, dit Patrik, et il hésita avant de poursuivre : Et sa langue était coupée.
— Oh mon Dieu !
Erica n’eut soudain plus d’appétit non plus, elle reposa ce qui restait de son petit pain sur l’assiette.
— C’est arrivé il y a longtemps ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Les blessures étaient récentes ou déjà cicatrisées ?
— Bonne question. Mais je n’en sais rien. J’espère que Pedersen me livrera tous ces détails demain.
— Est-ce que ça peut être un truc religieux ? Œil pour œil, dent pour dent ? Ou une atroce manifestation de misogynie ? Du style : Ne me regarde pas, et ferme-la.
Erica gesticulait en parlant et, comme toujours, Patrik était impressionné par la vivacité intellectuelle de sa femme. Lui n’en était pas encore là dans ses spéculations autour du mobile du crime.
— Et les oreilles ? poursuivit-elle.
— Quoi, les oreilles ?
— Ben, je pense à un truc… Imagine que celui qui a fait ça, celui qui lui a pris la vue et la capacité de parler, lui ait aussi endommagé l’ouïe. Alors elle se serait trouvée dans une bulle, sans moyen de communiquer. Tu imagines le pouvoir que ça lui aurait procuré, à ce salopard ?
Patrik la fixa. Il essaya de se représenter ce qu’Erica décrivait, et rien qu’à cette pensée, son dos fut parcouru de frissons. Quel sort effroyable ! Dans ce cas, il valait peut-être mieux que Victoria n’ait pas survécu, même si ce raisonnement paraissait inhumain.
— Maman, ils se chamaillent encore.
Maja se tenait sur le pas de la porte, l’air résigné. Patrik jeta un coup d’œil à l’horloge murale.
— Oh là là, mais c’est l’heure d’aller au lit, dit-il en se levant, puis il regarda Erica : Tu veux qu’on tire à pile ou face ?
Erica secoua la tête et alla l’embrasser sur la joue.
— Occupe-toi de Maja. C’est moi qui me charge des jumeaux ce soir.
— Merci, dit-il en prenant la main de sa fille.
Ils montèrent à l’étage, pendant que Maja racontait gaiement les événements de la journée. Mais il n’entendait pas ce qu’elle disait. Ses pensées allaient vers une fille coincée dans une bulle.
Jonas claqua la porte d’entrée, et il ne fallut pas longtemps avant que Marta surgisse de la cuisine. Les bras croisés sur la poitrine, elle s’appuya au chambranle. Il comprit qu’elle s’attendait à cette conversation, et son calme apparent le mit hors de lui.
— J’ai parlé avec Molly. Mais putain, ce genre de décisions, on est censés les prendre ensemble, non ?!
— Oui, c’est ce que je pensais aussi. Mais parfois on dirait que tu ne comprends pas ce qu’il faut faire.
Il s’obligea à respirer à fond. Marta savait très bien que Molly était le seul sujet qui pouvait le faire. Il baissa le ton :
— Elle se réjouissait à l’idée de participer à ce concours. C’est le premier de l’année.
Marta lui tourna le dos et regagna la cuisine.
— Je suis en train de préparer le dîner. Tu n’as qu’à venir si tu veux m’engueuler.
Il accrocha son blouson, ôta ses brodequins de travail et poussa un juron en posant ses pieds sur le sol mouillé par la neige qu’il avait lui-même rapportée. Ça n’augurait rien de bon quand Marta se mettait aux fourneaux — ce que confirmait l’odeur dans la cuisine.
— Je suis désolé d’avoir crié.
Il se plaça derrière elle et posa ses mains sur ses épaules. Elle remuait le contenu d’une marmite et il y jeta un coup d’œil. La mixture qui y mijotait était indéfinissable et, quel que soit son nom, elle n’avait pas l’air appétissante.
— Saucisse Stroganoff, répondit-elle à sa question muette.
— J’aimerais juste que tu m’expliques pourquoi, dit-il doucement en continuant à masser ses épaules.
Il la connaissait si bien. Il savait que ça ne servait à rien d’élever la voix et de faire des histoires, aussi tenta-t-il une autre technique. Il avait promis à Molly d’essayer, au moins. Elle s’était montrée inconsolable tout à l’heure, sa chemise était encore humide de larmes.
— Ça ferait mauvais effet si on participait à des sauts d’obstacles en ce moment. Molly doit apprendre que tout ne tourne pas autour d’elle.
— À mon avis, les gens n’y trouveraient rien à redire, protesta-t-il.
Marta se retourna et le regarda. Il avait toujours été attiré par sa petite taille, comparée à la sienne. Cela lui donnait l’impression d’être fort, protecteur. Mais, au fond, il savait que c’était elle, la plus forte. Ça avait toujours été elle.
— Tu devrais comprendre, quand même ! Tu le sais, que les gens d’ici n’arrêtent pas de jacasser. On ne peut pas laisser Molly concourir après ce qui est arrivé hier, c’est une évidence. L’école d’équitation ne dégage pas beaucoup de bénéfices, et notre réputation est notre meilleur atout. On ne peut pas prendre le risque de la perdre. Molly boudera tant qu’elle veut, c’est de son âge. Tu aurais dû entendre comment elle m’a parlé. Ce n’est pas acceptable. Tu la laisses s’en tirer trop facilement.
Elle n’avait pas tort, il le reconnaissait, à contrecœur. Mais ce n’était pas toute la vérité, et ça, Marta le savait aussi. Jonas l’attira à lui. Il colla son corps contre le sien, sentit la charge électrique entre eux, ce courant qui avait toujours existé et existerait toujours. Rien n’était plus fort que ça. Pas même son amour pour Molly.
— Je vais lui parler, dit-il, la bouche tout contre les cheveux de Marta.
Il inspira son odeur, si familière, et pourtant si exotique. Il sentit sa propre réaction, et Marta la sentit aussi. Elle porta sa main vers l’entrejambe de Jonas et commença à le caresser, à travers le tissu du pantalon. Il poussa un gémissement et se pencha pour l’embrasser.
Sur la cuisinière, la saucisse Stroganoff brûlait lentement. C’était le cadet de leurs soucis.
Uddevalla, 1967