Tout s’était tellement bien arrangé pour eux que Laila avait du mal à y croire. Vladek n’était pas seulement un habile dompteur de lions, il avait aussi un talent pour les choses pratiques. Il était entre autres très doué pour réparer les objets. Le bruit s’était vite répandu à Fjällbacka, et les gens avaient commencé à le solliciter pour toutes sortes de dépannages, des lave-vaisselle défectueux aux voitures en panne.
En réalité, beaucoup de ces missions lui étaient probablement confiées par curiosité. Les gens cherchaient un prétexte pour voir de plus près un phénomène tel qu’un authentique artiste de cirque. Une fois leur curiosité satisfaite, le respect pour sa compétence manuelle subsistait, et les gens s’étaient habitués à lui comme s’il avait toujours été l’un des leurs.
Il prit confiance en lui. Quand il découvrit dans le journal une offre d’atelier de mécanique générale à reprendre à Uddevalla, il leur parut évident qu’il fallait saisir l’occasion et déménager, même si Laila regrettait de s’éloigner d’Agneta et de sa mère. Vladek pourrait enfin réaliser son rêve d’avoir sa propre entreprise.
À Uddevalla, ils avaient également trouvé la maison idéale. Ils en étaient tombés amoureux au premier coup d’œil. Elle était assez petite et délabrée, mais ils l’avaient rénovée et aménagée à peu de frais, et à présent, c’était leur paradis.
La vie leur souriait et ils comptaient les jours avant de pouvoir tenir leur bébé dans les bras. Bientôt ils seraient une vraie famille. Vladek, l’enfant et elle.
Mellberg fut tiré de son sommeil par un petit être humain qui lui sautait dessus. Le seul à pouvoir le réveiller sans se faire injurier. Et le seul à pouvoir lui sauter dessus.
— Debout, papi ! Debout papi ! brailla Leo.
Il rebondissait comme un ballon sur le gros ventre de Mellberg, qui procéda comme d’habitude : il attrapa le petit garçon et le chatouilla jusqu’à le faire hurler de rire.
— Mon Dieu, vous faites un de ces boucans ! lança Rita dans la cuisine, comme d’habitude aussi, mais Mellberg savait qu’elle adorait les entendre chahuter le matin.
— Chuuut… fit-il en ouvrant grands les yeux, et Leo l’imita, son petit doigt dodu posé devant la bouche. Il y a une vilaine sorcière dans la cuisine. Elle mange les petits enfants, et je pense qu’elle a aussi mangé tes mamans. Mais il existe un moyen de la vaincre. Tu sais lequel ?
Bien que Leo connaisse très bien la réponse, il secoua vigoureusement la tête.
— On va se glisser dans la cuisine et la chatouiller jusqu’à ce que mort s’ensuive ! Mais les sorcières ont l’ouïe fine, il faut faire le moins de bruit possible, parce que sinon… on est cuits !
Mellberg passa lentement la main en travers de sa gorge, et Leo l’imita. Puis ils sortirent de la chambre sur la pointe des pieds et filèrent dans la cuisine, où Rita attendait l’assaut.
— À l’attaaaaaque ! hurla Mellberg pendant que Leo et lui se précipitaient sur elle et la chatouillaient partout.
— Hiiiiii ! cria-t-elle en riant. Qu’est-ce que j’ai bien pu faire au bon Dieu pour devoir vous supporter ?
Ernst et Señorita, couchés sous la table de la cuisine, se mirent à bondir et à aboyer, tout contents.
— Bon sang, ce que vous pouvez être bruyants, lança Paula. C’est un miracle que vous n’ayez pas encore été expulsés.
Mellberg se tut, comme les deux autres. Ils n’avaient même pas entendu la porte d’entrée s’ouvrir.
— Salut mon Leo. Tu as bien dormi ? dit Paula. Je me suis dit que j’allais venir prendre le petit-déjeuner avec vous avant de t’emmener au jardin d’enfants.
— Johanna vient aussi ? demanda Rita.
— Non, elle est déjà partie au boulot.
D’un pas lent, Paula alla s’asseoir à table. Dans ses bras dormait Lisa, tranquillement pour une fois. Leo courut lui faire un petit câlin. Il observa sa petite sœur, un peu sur la réserve. Depuis la naissance de Lisa, Leo dormait souvent chez mamie et papi Bertil, pas seulement pour ne pas être dérangé par les pleurs du bébé qui avait des coliques, mais aussi parce qu’il dormait tellement bien blotti contre l’épaule de Mellberg. Ces deux-là étaient inséparables depuis le tout début, lorsque Mellberg avait assisté à la naissance de Leo. Et maintenant que Leo avait une petite sœur qui tenait ses mamans occupées en permanence, il venait souvent chez son grand-père. Qui avait l’avantage d’habiter dans le même immeuble, à l’étage du dessus.
— Il y a du café ?
Rita servit immédiatement à sa fille une grande tasse avec un nuage de lait, qu’elle posa sur la table. Elle embrassa Paula et Lisa sur la tête.
— Tu as vraiment mauvaise mine. Ça n’est pas bon pour toi, tout ça. Qu’est-ce qu’ils fabriquent, les docteurs ?
— Il n’y a pas grand-chose à faire. Ils disent que ça finira par passer.
— Tu as pu dormir un peu cette nuit ?
— Ben, pas vraiment. C’était mon tour, pour ainsi dire. Johanna ne peut pas se permettre d’arriver au boulot complètement lessivée après une nuit blanche, dit Paula avec un profond soupir, puis elle se tourna vers Mellberg : Comment était la conférence de presse ?
Mellberg avait Leo sur ses genoux, il lui tartinait de la confiture sur des tranches de pain Skogaholm. En voyant que ce pain, multicéréales certes mais bourré de sucre, constituerait le petit-déjeuner de son fils, Paula ouvrit la bouche pour rouspéter, avant de la refermer aussitôt.
— Ce n’est peut-être pas ce qu’il y a de mieux pour lui, intervint Rita en renfort, qui comprenait que Paula était trop fatiguée pour lutter.
— Qu’est-ce que tu lui reproches, à ce pain ? dit Mellberg en mordant dedans à pleines dents par pure bravade. J’ai été nourri avec ça toute mon enfance. Et la confiture, ce sont des baies. Et les baies, ce sont des vitamines. Des vitamines et des oxydants, c’est excellent pour un petit en pleine croissance.
— Antioxydants, corrigea Paula.
Mais Mellberg n’écoutait plus. Sornettes. Quelle drôle d’idée de venir lui donner des conseils diététiques, à lui !
— D’accord. Et donc, comment s’est passée la conférence de presse ? demanda-t-elle encore une fois en admettant qu’elle avait perdu la bataille.
— Comme sur des roulettes. Je me suis montré autoritaire et précis, d’un bout à l’autre. Il faudra acheter les journaux du jour.
Il prit une autre tranche de pain. Les trois premières tartines n’étaient en quelque sorte qu’une entrée en matière.
— Oui, tu as sûrement été époustouflant, ça va de soi.
Mellberg lui jeta un regard suspicieux, guettant l’ironie, mais l’expression de Paula était parfaitement neutre.
— Et à part ça, vous avez progressé ? Vous avez des indices ? Vous savez d’où elle venait, où elle a été détenue ?
— Non, on ne sait rien.
Lisa commença à se tortiller dans ses bras, et Paula eut l’air à la fois fatigué et frustré. Mellberg savait qu’elle détestait rester à l’écart de l’enquête. Elle ne paraissait pas apprécier pleinement son congé parental, d’autant que les premiers temps n’avaient pas été une sinécure. Le bonheur d’être mère ne suffisait pas à lui faire voir la vie en rose. Il posa une main sur sa cuisse et sentit à travers la flanelle combien elle avait maigri. Elle n’avait pas quitté son pyjama depuis des semaines.
— Je promets de te tenir informée. Mais pour l’instant, le fait est que nous ne savons pas grand-chose…
Il fut interrompu par un hurlement de Lisa. Comment un si petit corps pouvait-il émettre un son aussi strident ?
— C’est sympa, merci.
Paula se leva et, tel un somnambule, se mit à arpenter la cuisine tout en fredonnant un air rassurant à l’oreille de Lisa.