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Patrik leva la main.

— Merci, on se passera des détails.

— On en a terminé avec Kim ? demanda Martin.

— Oui, son cas ressemble aux deux précédents. Pas d’indices, pas de suspect, rien. Pour la quatrième, en revanche, c’est un peu différent. C’est la seule disparition où un suspect a été observé par un témoin oculaire.

— Minna Wahlberg, précisa Martin.

Patrik opina du chef, écrivit nom et prénom au tableau et sortit du dossier la photo d’une fille aux yeux bleus et aux cheveux châtains rassemblés en une queue de cheval lâche.

— Oui, Minna Wahlberg. Quatorze ans, résidant à Göteborg. Elle a disparu il y a sept mois environ. Son histoire familiale est un peu différente. Mère célibataire, de nombreux signalements de grabuge à la maison tout au long de son enfance, les éléments perturbateurs étant les petits amis de la mère. Puis elle commence à figurer dans les fichiers des services sociaux : larcins, cannabis, l’histoire classique d’une môme à la dérive. Absences répétées à l’école.

— Frères et sœurs ? demanda Gösta.

— Non, elle vivait seule avec sa mère.

— Tu n’as pas indiqué comment Jennifer et Kim ont disparu, fit remarquer Gösta, et Patrik se retourna pour constater qu’il n’avait pas tort.

— Jennifer a disparu en rentrant chez elle, après son entraînement. Kim a disparu près de chez elle. Elle était sortie pour retrouver une copine, mais la copine ne l’a jamais vue arriver. Dans les deux cas, la police a été avertie très tôt.

— Contrairement au cas de Minna ?

— Exactement. Minna était absente du collège et de chez elle depuis trois jours quand sa mère a enfin réalisé qu’il se passait quelque chose et a averti la police. Apparemment, elle ne savait jamais trop ce que faisait sa fille, Minna allait et venait à sa guise. Elle dormait chez des copines et différents mecs. Du coup, on ignore quel jour elle a disparu précisément.

— Et le témoin ?

Martin but une autre gorgée de café, et Patrik sourit de la grimace qu’il fit de nouveau en sentant le goût amer du breuvage resté au chaud dans la cafetière pendant plusieurs heures.

— Enfin, Martin ! Ce café est infect, fais-en du nouveau, dit Gösta. J’en prendrais bien un, et Patrik aussi, j’imagine.

— Non mais je rêve ! Fais-le toi-même ! répliqua Martin.

— Nan, tant pis. De toute façon ce n’est pas bon pour la santé.

— Je n’ai jamais croisé personne d’aussi paresseux que toi. C’est peut-être l’âge, remarque.

— Oh hé ! T’as fini, oui ?

Gösta était capable de plaisanter sur son âge, voire de s’en plaindre, mais il n’aimait pas que quelqu’un d’autre s’en charge.

Patrik se demanda comment un visiteur au commissariat interpréterait leurs chamailleries, qui venaient interrompre les sujets les plus graves. Mais c’était vital pour eux. Par moments, le travail était si lourd qu’ils devaient trouver des échappatoires. C’est en se taquinant, en rigolant qu’ils parvenaient à supporter la mort, la douleur et le désespoir.

— On reprend ? On en était où ?

— Le témoin, répondit Martin.

— Exact. C’est la seule affaire où il y a un témoin, une dame de quatre-vingts ans. Les informations ne sont pas très claires. Elle avait du mal à se souvenir de la date, mais c’était probablement le premier jour d’absence de Minna. Elle serait montée dans une petite voiture blanche devant une supérette Ica à Hisingen.

— Sauf que cette dame n’a pas su identifier la marque, fit remarquer Gösta.

— Non. La police de Göteborg a en vain essayé d’obtenir plus de détails sur le véhicule. Sans autre caractéristique, “une voiture blanche ancienne” est impossible à retrouver.

— Et le témoin n’a pas vu le conducteur ? demanda Martin, alors qu’il connaissait déjà la réponse.

— Non, elle a eu l’impression que le conducteur était un jeune homme, mais ça reste très incertain.

— C’est fou quand même, maugréa Gösta. Comment cinq adolescentes peuvent-elles disparaître comme ça, d’un coup ? Merde alors ! Quelqu’un a forcément vu quelque chose.

— Personne ne s’est manifesté en tout cas, répondit Patrik. Et on ne peut pas accuser les médias d’avoir cherché à étouffer les affaires. Après la masse d’articles qu’ils ont publiés sur ces disparitions, s’il y avait eu un témoin, il nous aurait contactés.

— Soit le ravisseur est extrêmement habile, soit il est irrationnel au point que toutes les traces qu’il laisse derrière lui sont embrouillées, raisonna Martin à voix haute.

Patrik secoua la tête.

— Je pense qu’il y a un schéma. Je ne peux pas expliquer pourquoi, mais je suis sûr qu’il y en a un. Et une fois que nous l’aurons trouvé… — Il fit un large geste de la main. — Comment ça avance d’ailleurs, cette histoire de psy pour un profilage criminel ?

— Eh ben, ça n’a pas été facile, répondit Martin. Ils ne sont pas très nombreux, et les rares qui existent sont très pris. Mais Annika vient d’en dégoter un. Un certain Gerhard Struwer. Il est criminologue à l’université de Göteborg, et peut nous recevoir cet après-midi. Elle lui a envoyé par mail toutes les informations dont nous disposons. Cela dit, je trouve étrange que la police de Göteborg n’ait pas fait appel à lui.

— Mouais, je suppose que nous sommes les seuls crétins à croire à ces trucs-là. La prochaine fois, on n’aura qu’à appeler Mme Irma, marmonna Gösta qui partageait l’opinion de Mellberg sur la question.

Patrik ignora son commentaire.

— S’il ne parvient pas à dresser un profil, il pourra au moins nous conseiller. On devrait profiter du déplacement à Göteborg pour aller voir aussi la mère de Minna. Si c’est le ravisseur qui conduisait la voiture blanche, Minna le connaissait peut-être. Puisqu’elle semble être montée dans la voiture de son plein gré.

— J’imagine que la police de Göteborg a déjà posé cette question à la mère, objecta Martin.

— Oui, mais j’aimerais lui parler moi-même et voir s’il est possible de creuser le…

Le signal strident d’un portable interrompit Patrik. Il sortit son appareil, vérifia l’écran puis regarda ses collègues.

— C’est Pedersen.

Avec un grognement, Einar se hissa en position assise dans le lit. Le fauteuil roulant était placé juste à côté, mais il l’ignora et se contenta de caler l’oreiller derrière son dos et de rester comme ça. De toute façon, il n’avait nulle part où aller. Cette chambre était son univers maintenant, et elle lui suffisait car il pouvait vivre dans ses souvenirs.

Il entendit Helga s’affairer au rez-de-chaussée et l’aversion lui fit monter un goût métallique dans la bouche. C’était odieux d’être dépendant d’une personne aussi pitoyable. Insupportable que les rapports de force se soient inversés à ce point et que ce soit elle désormais la plus forte, celle qui pouvait gouverner sa vie.

Helga avait été une jeune femme particulière. Sa joie de vivre était si grande, l’éclat dans ses yeux si vif qu’il avait ressenti une énorme satisfaction à l’éteindre petit à petit. Et pendant longtemps, cette flamme n’avait plus scintillé, mais lorsque Einar s’était retrouvé enfermé dans la prison de son propre corps — ce corps qui l’avait trahi —, quelque chose avait changé. Helga demeurait une femme brisée, mais ces derniers temps, il avait parfois aperçu une lueur de résistance. Faible, certes, mais qui suffisait à l’exaspérer.

Il jeta un coup d’œil sur la photo de mariage que Helga avait accrochée au mur au-dessus de la commode. Sur le cliché en noir et blanc, elle posait sur lui un regard plein d’espoir, dans l’heureuse ignorance de ce qu’allait être sa vie avec l’homme en frac à ses côtés. À cette époque, il était beau. Grand, blond, épaules larges et regard bleu et franc. Helga avait de longs cheveux blonds coiffés en un chignon surmonté d’une couronne de myrte et d’un voile. Elle était belle, il l’avait tout de suite vu, mais elle était devenue encore plus belle une fois qu’il l’avait façonnée à sa guise. Un vase fissuré avait plus de charme qu’un vase intact, et les fissures de Helga s’étaient produites sans qu’il n’ait à fournir beaucoup d’efforts. Aujourd’hui, elle était une femme grise.