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Il prit la télécommande. Son ventre volumineux le gênait, et une vague de haine pour son propre corps le submergea. Celui d’un grabataire, bien loin de ce qu’il avait été un jour. Mais en fermant les yeux, il redevenait jeune. Il revivait tout, aussi nettement qu’à l’époque : la peau douce des femmes, la sensation de cheveux longs et soyeux, leur haleine contre son oreille, les sons qui l’excitaient et éveillaient son ardeur. Les souvenirs le libérèrent de la prison qu’était sa chambre, avec son papier peint jauni et ses rideaux inchangés depuis des dizaines d’années. Ces quatre murs qui entouraient son corps inutile.

Jonas l’aidait à sortir parfois. Il le portait jusqu’au fauteuil roulant et le descendait précautionneusement dans l’escalier par la plate-forme électrique. Il était fort, Jonas, aussi fort qu’il l’avait été lui-même. Mais ces brèves promenades ne lui apportaient pas grand-chose. C’était comme si ses souvenirs se diluaient et se délitaient à l’air libre, comme si le soleil sur son visage lui faisait perdre la mémoire. Il préférait donc rester dans sa chambre. Où il pouvait maintenir les souvenirs en vie.

La matinée était bien avancée, mais il faisait toujours sombre dans son bureau, et Erica fixait le vide devant elle sans parvenir à travailler. Son aventure de la veille l’obnubilait : le noir dans la cave, la chambre avec la barre pour bloquer la porte. Elle n’arrivait pas non plus à chasser de son esprit ce que Patrik avait raconté au sujet de Victoria. Erica avait suivi le travail assidu de la police pour retrouver la jeune fille disparue, et elle se sentait partagée quant au dénouement du drame. Son cœur saignait en pensant à sa famille et à ses amis, à la perte qu’ils avaient subie. Mais si elle n’avait jamais été retrouvée ? Comment vivre avec le doute en tant que parent ?

Quatre filles restaient disparues. Évanouies, sans laisser de traces. Elles étaient peut-être mortes et on ne les retrouverait jamais. Leurs familles souffraient de leur absence vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Elles se posaient des questions et vivaient dans l’angoisse, elles gardaient espoir tout en sachant qu’il n’y en avait guère. Erica frémit. Soudain elle se sentit frigorifiée et alla chercher une paire de grosses chaussettes en laine dans sa chambre. Elle choisit d’ignorer le désordre qui y régnait. Le lit n’était pas fait et des vêtements étaient éparpillés un peu partout. Des verres vides traînaient sur les tables de chevet. La gouttière dentaire de Patrik était posée là, accumulant les bactéries, et son côté à elle était encombré de flacons de Vibrocil. Depuis sa dernière grossesse elle était dépendante de son spray nasal, et le moment propice pour s’en passer ne semblait jamais se présenter. Elle avait essayé à plusieurs reprises, chaque fois elle avait vécu trois jours d’enfer, pouvant à peine respirer. Après un tel calvaire, il était bien trop tentant de replonger. Elle comprenait parfaitement qu’on ait du mal à arrêter de fumer ou, pire encore, à se sevrer d’une drogue dure, quand elle-même était incapable de s’affranchir d’un produit aussi banal qu’un spray nasal.

Rien que d’y penser, elle sentit son nez se congestionner, et elle alla secouer plusieurs flacons sur la table de chevet avant d’en trouver un encore plein. Elle inhala avidement deux doses dans chaque narine. La dilatation de ses conduits nasaux lui procura une volupté assez proche de l’orgasme. Patrik la charriait parfois en prétendant que si on obligeait sa femme à choisir entre le Vibrocil et le sexe, il devrait se trouver une maîtresse.

Erica sourit. L’idée de Patrik avec une maîtresse était, comme toujours, risible. D’abord, ce serait trop fatigant pour lui. Et puis, elle savait combien il l’aimait, même si le quotidien venait trop souvent tuer le romantisme. Le désir brûlant des premières années s’était émoussé depuis longtemps, remplacé par une flamme plus modérée. Ils savaient où ils se situaient l’un par rapport à l’autre, et elle adorait cette sécurité.

Elle retourna dans son petit cabinet de travail. Les grosses chaussettes la réchauffaient et elle essaya de se concentrer sur son écran. Mais aujourd’hui, rien ne semblait vouloir fonctionner.

Sans entrain elle fit défiler les documents. Elle avait du mal à progresser et c’était en grande partie dû aux réticences de Laila. Sans la participation des personnes concernées, elle ne pouvait pas construire ses ouvrages sur des affaires criminelles authentiques, en tout cas pas comme elle le souhaitait. Se contenter de décrire un cas à partir de comptes rendus de procès et de rapports de police ne donnait pas corps à un récit. Ce qu’elle cherchait, c’étaient les sentiments, les pensées, tout ce qui n’avait pas été dit. Et dans le cas qui l’occupait, Laila était la seule à pouvoir raconter ce qui s’était passé. Louise était morte, Vladek était mort, Peter avait disparu. Malgré des recherches obstinées, Erica n’était pas encore parvenue à localiser ce dernier, et de toute façon, il ne fallait pas espérer qu’il ait grand-chose à raconter. Il n’avait que quatre ans le jour où son père avait été assassiné.

Irritée, Erica ferma le fichier. Ses réflexions revenaient sans cesse à l’enquête de Patrik, à Victoria et aux autres filles. Ce ne serait peut-être pas une mauvaise chose après tout d’y réfléchir un peu. Elle observait souvent un regain d’énergie quand elle abandonnait le travail en cours pour se consacrer un moment à un autre sujet. Et s’occuper du linge sale ne la motivait pas vraiment.

Elle sortit un bloc de Post-it du tiroir de son bureau. Ces petits papillons l’avaient aidée maintes fois au moment de structurer les matériaux épars. Elle commença par chercher des articles sur le Web. Les filles disparues avaient fait la une à plusieurs reprises, et les informations étaient faciles à dénicher. Elle écrivit leurs noms sur cinq Post-it, de couleurs différentes pour plus de clarté. Sur une autre série de petits carrés multicolores, elle inscrivit toutes les données dont elle disposait : domicile, âge, parents, frères et sœurs, jour et lieu de la disparition, passe-temps. Puis elle les colla au mur, sur plusieurs lignes. Elle sentit un coup au ventre en les contemplant. Derrière chaque rangée se dissimulaient un deuil et une douleur indescriptibles. Le pire cauchemar de tout parent.

Cependant, il manquait quelque chose : des visages à ajouter au texte succinct des Post-it. Les sites des tabloïdes regorgeaient de photos, et elle en imprima une de chaque fille en se demandant combien d’exemplaires supplémentaires ils avaient vendus grâce à ces articles. Mais elle écarta aussitôt cette pensée cynique. Les journaux faisaient leur boulot et elle était mal placée pour les critiquer, elle qui gagnait confortablement sa vie en écrivant sur les tragédies d’autrui de façon beaucoup plus détaillée et intime que ne le feraient jamais les tabloïdes.

Pour finir, elle imprima une carte de Suède en plusieurs morceaux qu’elle assembla avec du scotch et afficha à côté des Post-it. Avec un stylo rouge, elle marqua les lieux où les filles avaient disparu.

Elle disposait désormais d’une structure de base, d’un squelette. Après toutes les recherches qu’elle avait faites pour ses livres, elle avait appris qu’on trouvait souvent les réponses en apprenant à connaître les victimes. Que possédaient ces filles qui avait amené le ravisseur à les choisir, elles précisément ? Erica ne croyait pas au hasard. Au-delà du physique et de l’âge, un autre élément devait les unir, forcément, un détail en rapport avec leur personnalité ou leurs conditions de vie. Quel était ce dénominateur commun ?