Elle observa les cinq visages au mur. Tant d’espoir, tant de curiosité pour ce que la vie avait à offrir. Son regard s’attarda sur une des photos, et tout à coup elle sut par quel bout commencer.
Laila répandit les coupures de journaux devant elle et sentit son cœur s’emballer. Une réaction physique à une angoisse psychique. Il cognait de plus en plus fort, et la sensation d’impuissance accéléra les pulsations jusqu’à l’asphyxier.
Elle essaya de prendre quelques grandes respirations, inspira à fond l’air renfermé de sa petite chambre, força son cœur à ralentir. Elle avait beaucoup appris sur la gestion de l’angoisse au fil des ans et savait comment se comporter face aux crises, sans l’aide de thérapeutes ou de médicaments. Au début elle prenait tous les comprimés qu’on lui donnait, elle avalait tout ce qui pouvait la plonger dans une brume d’oubli, où le mal ne se dressait plus devant elle. Mais quand les cauchemars avaient commencé à déchirer la brume, elle avait arrêté net les tranquillisants. Elle gérait mieux ces rêves quand elle était lucide et attentive. Si elle perdait le contrôle, n’importe quoi pourrait arriver, ses secrets pourraient lui échapper.
Les coupures les plus anciennes avaient jauni. Elles étaient froissées à force de rester pliées dans la petite boîte qu’elle avait réussi à cacher sous son lit. Quand c’était jour de ménage, elle la dissimulait sous ses vêtements.
Ses yeux survolaient les articles. Elle n’avait pas besoin de les lire, elle les connaissait par cœur. Sauf les plus récents qu’elle n’avait pas explorés assez souvent pour que les mots résonnent tout seuls dans sa tête. Elle passa sa main sur ses cheveux ras. La sensation était toujours aussi bizarre. Dès sa première année en centre de détention, elle avait coupé ses longs cheveux, sans raison particulière. Une manière de marquer une distance, un point final, peut-être. Ulla aurait sûrement une bonne théorie là-dessus, mais Laila ne la lui avait pas demandée. Elle n’avait aucune raison d’analyser les motivations de son comportement. Elle savait pertinemment pourquoi les choses avaient tourné comme elles avaient tourné. Elle détenait toutes les réponses.
Parler avec Erica revenait à jouer avec le feu. Elle n’aurait jamais pris elle-même l’initiative d’entrer en contact avec quelqu’un, mais Erica s’était manifestée pour la énième fois juste au moment où une nouvelle coupure était venue rejoindre la collection dans la boîte, ce qui l’avait sans doute rendue vulnérable. Elle ne se rappelait pas très bien. Elle se souvenait seulement qu’à sa propre surprise, elle avait consenti à une visite.
Erica était venue le jour même. Et bien que Laila n’ait pas su, pas plus qu’aujourd’hui, si elle allait pouvoir répondre à ses demandes, elle l’avait rencontrée, elle avait parlé avec elle, elle avait écouté ses questions, les laissant planer sans réponses dans la salle des visites. Après le départ d’Erica, l’angoisse la saisissait parfois, la conviction que le temps pressait, qu’elle devait parler du mal à quelqu’un, qu’Erica était probablement la bonne personne pour prendre soin de son histoire. Mais il était tellement difficile d’ouvrir une porte restée fermée si longtemps.
Pourtant elle se réjouissait d’avance de ses visites. Erica posait les mêmes questions que tous les autres, mais elle les posait différemment. Pas avec une curiosité avide. Elle montrait un intérêt sincère. C’était peut-être ce qui motivait Laila à continuer de la recevoir. Ou alors ce qu’elle portait au fond d’elle depuis trop longtemps devait-il sortir. Parce que la peur l’emportait, la peur de ce qui pourrait arriver encore.
Erica allait venir le lendemain. Le personnel avait transmis sa demande de visite à Laila, qui s’était contentée de hocher la tête.
Elle remit les coupures dans la boîte, les plia comme avant pour ne pas former d’autres plis, et referma le couvercle. Son cœur s’était apaisé.
Patrik ramassa d’une main tremblante les documents qu’il venait d’imprimer. Il était submergé par des vagues de nausée et fut obligé d’attendre un instant afin de reprendre ses esprits, avant de traverser l’étroit couloir jusqu’au bureau de Mellberg. Il frappa à la porte fermée.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
La voix de Mellberg était irritée. Il venait de rentrer de sa prétendue promenade, et Patrik devina qu’il s’était déjà installé pour un petit roupillon.
— C’est Patrik. J’ai reçu le rapport de Pedersen, je me suis dit que toi aussi, tu voudrais voir les résultats de l’autopsie.
Il résista à l’impulsion d’ouvrir la porte à la volée. La dernière fois qu’il l’avait fait, il avait trouvé le chef du commissariat en train de ronfler, vêtu en tout et pour tout d’un slip délavé. Le genre d’erreurs qu’on ne commet pas deux fois.
— Entre, lança Mellberg au bout d’un moment.
Il était en train de déplacer des documents sur son bureau pour donner l’illusion d’être pleinement occupé. Patrik s’assit en face de lui, et Ernst sortit immédiatement de sa place sous la table pour lui dire bonjour. Le chien tenait son nom d’un ancien policier du commissariat, décédé aujourd’hui, et même si Patrik répugnait à dire du mal d’un mort, il trouvait le chien bien plus sympathique que son homonyme.
— Salut, mon vieux, dit-il, et il gratta la tête du chien qui gémit d’aise.
— Tu es blanc comme un linge, constata Mellberg, ce qui était une observation inhabituellement pertinente venant de lui.
— Oui, ce n’est pas une lecture très agréable, expliqua Patrik en posant le rapport imprimé devant Mellberg. Tu veux le lire d’abord, ou je te fais un résumé ?
— Vas-y, je t’écoute.
— Je ne sais pas trop par où commencer. Les yeux ont été éliminés avec de l’acide. Les plaies avaient eu le temps de se refermer et, au vu des cicatrices, Pedersen estime que cela a été fait peu après son enlèvement.
— Quelle horreur ! s’écria Mellberg, et il appuya ses coudes sur le bureau.
— La langue a été coupée avec un objet tranchant. Pedersen ne peut pas préciser lequel, mais il penche pour un gros sécateur, une cisaille ou ce genre d’outil. Plutôt qu’un couteau.
Patrik pouvait entendre l’écœurement qui perçait dans sa propre voix, et Mellberg sembla réprimer un haut-le-cœur.
— Ce n’est pas tout. Un objet acéré a été introduit dans ses oreilles, causant de tels dégâts que Victoria avait également perdu l’ouïe.
Il ne fallait pas qu’il oublie de le dire à Erica. Son idée d’une fille dans une bulle s’était révélée exacte.
Mellberg le fixa un long moment.
— Alors elle ne pouvait ni voir ni entendre ni parler, articula-t-il lentement.
— C’est ça.
Ils observèrent un long silence. Tous deux essayèrent d’imaginer comment ce serait de perdre les trois sens les plus importants, d’être prisonnier d’une obscurité compacte et silencieuse sans possibilité de communiquer.
— Quelle horreur ! s’exclama Mellberg encore une fois.
Le silence se prolongea, les mots n’étaient pas suffisants. Ernst poussa un jappement et les regarda, inquiet. Il percevait la lourdeur de l’atmosphère, sans réussir à l’interpréter.
— Toutes ces mutilations lui ont vraisemblablement été infligées juste après son enlèvement, ou peu de temps après. Et elle a dû être attachée. Il y a des marques laissées par des cordes autour des poignets et des chevilles, certaines de fraîche date. Le corps présente aussi des escarres.