Contrairement à Marta, il avait désiré être parent, transmettre son héritage. Il imaginait se reconnaître dans un enfant, et avait toujours supposé qu’il aurait un garçon. Mais c’est Molly qui était arrivée, et dès sa naissance il avait été submergé par des sentiments dont il n’avait jamais soupçonné l’existence.
Ce jour-là, Marta avait déposé le bébé dans ses bras, le visage impassible. La pointe de jalousie qu’il avait aperçue dans son regard avait disparu à peine apparue. Il s’était attendu à ce qu’elle réagisse ainsi, c’était tout à fait normal, car Marta était à lui, et il était à elle. Avec le temps, elle allait comprendre que l’enfant n’y changerait rien, et qu’au contraire elle renforcerait leurs liens.
Dès leur première rencontre, il avait su que Marta était faite pour lui. Sa jumelle, son âme sœur. Des mots galvaudés, des clichés, mais dans leur cas absolument authentiques. Il n’y avait qu’à l’égard de Molly que leurs opinions divergeaient. Marta avait fait de son mieux. Elle l’avait élevée comme Jonas le souhaitait, en évitant d’interférer dans leur relation privilégiée pour se donner corps et âme à celle qu’ils avaient tissée tous les deux, Jonas et elle.
Il espérait que Marta comprenait combien il l’aimait, combien elle était importante pour lui. Il s’efforçait de le lui montrer, il était tolérant et la laissait tout partager. Il n’avait eu de doutes qu’à une seule occasion. L’espace d’un instant, il avait senti un gouffre s’ouvrir entre eux, une menace contre la symbiose dans laquelle ils vivaient depuis si longtemps. Mais ces doutes étaient désormais effacés.
Jonas sourit et remit en place la boîte avec les gants en plastique. Il avait tant de raisons d’être reconnaissant, il le savait très bien.
Mellberg attacha la laisse au collier d’Ernst et, tout excité, le chien se précipita aussitôt vers l’entrée du commissariat. En passant devant Annika à l’accueil, le commissaire annonça qu’il rentrait déjeuner chez lui. Dès que la porte se fut refermée, il inspira un grand bol d’air frais. Après le récit de Hedström, son bureau lui avait soudain paru exigu et étouffant.
La rue commerçante était déserte. Durant l’hiver, la petite ville n’était pas très animée, ce qui signifiait qu’il avait tout son temps pour piquer un petit roupillon. En été, en revanche, il n’y avait pas de limites aux bêtises que les gens pouvaient faire, par ignorance ou sous le coup d’une alcoolémie trop élevée. Les touristes étaient une véritable plaie. Mellberg aurait préféré que Tanumshede et les localités voisines soient aussi dépeuplées l’été que l’hiver. Chaque année, à la fin du mois d’août, il était pratiquement HS, épuisé par tout le boulot. Il avait vraiment choisi un sale métier. Mais que faire de ce don inné pour le travail policier ? Il était maudit, voilà tout. Son habileté éveillait beaucoup de jalousies. Il voyait bien les regards envieux mal dissimulés que lui jetaient parfois Patrik, Martin et Gösta. Paula, en revanche, paraissait moins impressionnée, et c’était peut-être dans l’ordre des choses. Non pas qu’elle soit bête, il ne dirait pas ça, il lui arrivait même d’avoir des fulgurances et d’apporter une réelle contribution. Mais la logique mâle lui faisait défaut, de sorte qu’elle n’avait pas la capacité d’apprécier le cerveau brillant de Bertil Mellberg à sa juste valeur.
En arrivant chez lui, il se sentait un peu mieux. L’air frais avait rafraîchi son esprit, il pouvait de nouveau réfléchir. Même si ce qui était arrivé à la jeune fille était une épouvantable tragédie et que l’affaire leur occasionnait un tas de travail à une époque de l’année censée être peinarde, il trouvait l’enquête assez excitante. Elle lui fournissait aussi une excellente occasion de montrer ses talents.
— Ohé ? appela-t-il en entrant.
Il vit les chaussures de Paula dans le vestibule ; elle était donc là avec Lisa.
— On est dans la cuisine ! répondit Rita.
Mellberg lâcha Ernst qui fila retrouver Señorita. Il tapa des pieds sur le paillasson pour se débarrasser de la neige, accrocha sa veste et suivit le chien.
Dans la cuisine, Rita était en train de mettre la table, et Paula farfouillait dans un placard, le nourrisson dans un porte-bébé sur son ventre.
— On n’a plus de café à la maison, s’excusa-t-elle.
— Cherche au fond à droite, dit Rita. Je te mets une assiette aussi, autant avaler un morceau avec nous puisque tu es là.
— Merci, je veux bien. Comment ça va au boulot ?
Paula se tourna vers Mellberg, le paquet de café à la main. Elle l’avait effectivement trouvé là où Rita avait dit. Il régnait un ordre militaire dans la cuisine de sa mère.
Mellberg hésita à parler du résultat de l’autopsie à une femme allaitant et épuisée. Mais il savait que Paula deviendrait folle si elle découvrait qu’il lui avait caché des informations, et il lui fit un résumé de ce que Patrik venait de lui raconter. Devant le plan de travail, Rita se figea un instant, avant de sortir les couverts d’un tiroir.
— Mais c’est épouvantable, dit Paula en caressant distraitement le dos de Lisa. Sa langue était coupée, tu dis ?
Mellberg dressa l’oreille. Malgré tout, Paula avait de temps en temps fait preuve d’une certaine aptitude pour les investigations, et elle avait une mémoire phénoménale.
— Tu penses à quoi ?
Il s’assit à côté d’elle et la fixa avec impatience. Paula secoua la tête.
— Je ne sais pas, mais ça me rappelle… Oh, ce fichu cerveau d’allaitement, il me rend dingue !
— Ça va passer, la rassura Rita en levant la tête de la salade qu’elle préparait.
— Oui, mais là, c’est vraiment pénible. Cette histoire de langue, ça me dit quelque chose…
— Souvent ça revient au moment où on n’y pense plus, la consola Rita.
— Mmm, répondit Paula, et Mellberg pouvait voir qu’elle fouillait dans ses souvenirs. Je me demande si ça peut venir d’un ancien rapport de police que j’ai lu. Tu serais d’accord pour que je vienne faire un tour au poste tout à l’heure ?
— Tu crois que c’est une bonne idée de sortir Lisa avec ce froid ? Et pour travailler qui plus est. Toi qui es si fatiguée, protesta Rita.
— Je ne serai pas plus fatiguée là-bas qu’ici. Et Lisa pourrait peut-être rester avec toi ? Je ne serai pas absente longtemps, je vais juste jeter un rapide coup d’œil aux archives.
Rita marmonna une réponse inaudible, mais Mellberg savait qu’elle serait absolument ravie de garder Lisa, même si la petite risquait de pleurer. Il remarqua aussi qu’à la perspective de venir au commissariat, Paula eut tout de suite l’air revigorée.
— Dans ce cas j’aimerais avoir accès au rapport d’autopsie dès que j’arrive, dit-elle. Ça ne posera pas de problèmes, j’espère ? Je veux dire, officiellement je suis en congé parental.
Mellberg renifla. Quelle importance qu’elle soit en congé parental ou pas ? Il n’avait aucune idée de ce qui était en vigueur, mais s’il devait suivre toutes les règles et recommandations sur les lieux de travail en général et dans la police en particulier, il n’aurait plus le temps de faire grand-chose d’autre.
— Il est dans le dossier d’enquête. Tu n’auras qu’à le demander à Annika.
— Bien, je vais juste me refaire une beauté, ça sera plus agréable pour tout le monde, et je file.
— Mais d’abord tu manges, dit Rita.
— Oui, maman, d’abord je mange.
La marmite dégageait un fumet qui fit gronder le ventre de Mellberg. La cuisine de Rita battait tous les records. Seule ombre au tableau : pour les desserts, elle était mesquine. En son for intérieur, il visualisa les gâteaux de la pâtisserie. Il y était déjà allé une fois aujourd’hui, mais il pourrait peut-être y refaire un tour sur le chemin du commissariat. Aucun repas n’était tout à fait complet sans une petite sucrerie finale.