— Oui, la kétamine, sans doute. J’ai entendu dire qu’elle était populaire chez les toxicos. Elle passe sous le nom de Spécial K dans le milieu de la fête.
— Et vous, en tant que vétérinaire, vous vous en servez comment ?
— Nous, comme les médecins, nous l’utilisons en anesthésique avant des interventions chirurgicales. Les anesthésiques classiques entraînent un risque d’arrêt cardiaque et de dépression respiratoire, la kétamine n’a pas ces effets secondaires.
— Et quels sont les animaux à qui on l’administre ?
— Surtout les chiens et les chevaux. Pour les endormir efficacement et en toute sécurité.
Gösta étira ses jambes. Ses articulations avaient tendance à émettre des craquements, d’hiver en hiver il se sentait de plus en plus raide.
— Quelle quantité de kétamine a été volée ?
— Si je m’en souviens bien, quatre flacons de cent millilitres ont disparu.
— C’est beaucoup ? Combien on en donne à un cheval par exemple ?
— Ça dépend de son poids, répondit Jonas. Il faut généralement compter deux millilitres pour cent kilos.
— Et pour les humains ?
— Je ne sais pas. Il faudrait vous renseigner auprès d’un chirurgien ou d’un anesthésiste. J’ai suivi quelques cours de médecine générale, mais c’était il y a pas mal d’années. Je connais les animaux, pas les humains. Dites-moi, pourquoi êtes-vous si intéressé par la kétamine ?
Gösta hésita. Il ne savait pas trop s’il devait en parler et révéler le but de sa visite. Mais il était curieux de voir la réaction de Jonas. Si, contre toute attente, c’était lui qui avait utilisé la kétamine en signalant un vol pour écarter les soupçons, son expression le trahirait peut-être.
— On a reçu les résultats de l’autopsie, finit-il par dire. Victoria avait des traces de kétamine dans le sang.
Jonas sursauta et lui jeta un regard à la fois surpris et effaré.
— Vous voulez dire que ma kétamine aurait été utilisée par son ravisseur ?
— On ne peut rien affirmer pour le moment. Mais ce n’est pas totalement improbable, vu qu’elle a été volée juste avant la disparition de Victoria, près de l’endroit où elle a été vue pour la dernière fois.
— C’est absolument épouvantable, dit Jonas en secouant la tête.
— Vous ne voyez vraiment pas qui a pu s’introduire ici ? Vous n’avez rien remarqué de suspect les jours avant ou juste après ?
— Non, vraiment rien. Comme je l’ai dit, c’est la première fois que ça m’arrive depuis que j’ai ouvert le cabinet. J’ai toujours fait extrêmement attention à tout enfermer à clé.
— Et vous ne pensez pas qu’une des filles… ?
Gösta hocha la tête en direction de l’écurie.
— Non, certainement pas. Elles ont peut-être bu de la gnole maison en cachette une ou deux fois, et fumé une clope de temps en temps. Mais aucune n’a suffisamment d’expérience pour savoir que les vétérinaires utilisent des produits classés comme stupéfiants qui peuvent être consommés pour faire la fête. Vous pouvez parler avec elles si vous y tenez. Je vous certifie qu’aucune n’en aura jamais entendu parler.
— Vous avez sûrement raison, murmura Gösta.
Il ne trouva pas grand-chose de plus à demander à Jonas, et celui-ci sembla remarquer son hésitation.
— Autre chose ? Dans ce cas, peut-on l’évoquer une autre fois ? Je dois recevoir ma patiente suivante. Nelly, la souris dansante, a une petite indigestion.
— Beurk, je ne comprends pas comment on peut avoir ce genre de bête comme animal de compagnie, dit Gösta en fronçant le nez.
— Si vous saviez…
Jonas prit congé en lui serrant fermement la main.
Uddevalla, 1968
Dès le début elle avait compris que tout n’était pas normal. C’était comme s’il manquait quelque chose. Laila n’arrivait pas à mettre le doigt dessus, et elle semblait être la seule à s’en rendre compte. Plusieurs fois elle avait essayé d’en parler à Vladek et de proposer qu’ils fassent examiner l’enfant. Il ne voulait rien entendre. Sa fille était si mignonne, si calme. Il n’y avait rien d’anormal.
Puis les signes étaient devenus plus nets. Le visage de l’enfant était toujours empreint d’une étrange gravité, et Laila attendait un premier sourire qui ne venait jamais. Vladek réalisa alors à son tour que quelque chose clochait, mais personne ne prenait le problème au sérieux. Au centre PMI on disait à Laila que c’était très variable, qu’il n’existait pas de normes, que tout finirait par rentrer dans l’ordre. Pourtant, elle en était certaine. Il manquerait toujours quelque chose à sa fille.
Elle ne pleurait jamais non plus. Parfois Laila devait se retenir pour ne pas la pincer, la secouer, n’importe quoi qui puisse provoquer une réaction. Quand la petite était éveillée, elle restait en silence à contempler le monde avec un regard baigné d’une telle ombre que Laila devait reculer d’un pas. Une ombre du fond des âges. Elle n’émanait pas seulement des yeux de l’enfant, mais de tout son corps.
Devenir mère n’était pas du tout comme elle l’avait imaginé. L’idée qu’elle s’en était faite, les sentiments qu’elle pensait éprouver en tenant son bébé dans ses bras — rien ne correspondait à la réalité. Elle devinait que cela venait de l’enfant. Or, elle était sa mère. Et la tâche d’une mère était de protéger son enfant, quoi qu’il arrive.
Monter en voiture avec Patrik était toujours aussi épouvantable. Agrippé à la poignée de la portière passager, Martin ne cessait de formuler des prières même s’il n’était pas croyant pour un sou.
— La route est bonne aujourd’hui, constata Patrik d’un ton joyeux.
Devant l’église de Kville, il ralentit un peu. Une fois la petite localité traversée, il accéléra de nouveau. Dans le virage serré quelques kilomètres plus loin, Martin fut violemment projeté contre la portière et sa tête vint heurter la vitre.
— Arrête d’accélérer dans les virages, Patrik ! Je ne sais pas ce que ton vieux moniteur d’auto-école t’a appris il y a cent ans, mais ce n’est pas la bonne technique.
— Je suis un excellent conducteur, marmonna Patrik, mais il leva le pied.
Ils avaient déjà eu cette discussion, et ils l’auraient probablement maintes fois encore.
— Comment va Tuva ? demanda-t-il ensuite.
Martin se rendit compte que Patrik lui jetait un regard furtif. Il aurait préféré que les gens ne soient pas si inquiets. Il n’avait rien contre leurs questions, au contraire. Elles montraient qu’ils se souciaient de lui et de Tuva. Elles n’aggravaient rien, le pire était déjà arrivé. Les questions ne venaient pas non plus ouvrir d’autres plaies, c’était la même qui se rouvrait tous les soirs quand il couchait sa fille et qu’elle réclamait sa maman. Ou quand il se glissait au lit, à côté de la place vide de Pia. Ou chaque fois qu’il prenait le téléphone pour appeler la maison et demander s’il devait faire des courses avant de rentrer, et réalisait qu’elle n’allait plus jamais répondre.
— Bien, j’ai l’impression. Elle réclame sa mère, bien sûr, mais elle me demande surtout de lui parler d’elle. Elle semble avoir accepté son absence. Les enfants sont plus raisonnables que nous pour ces choses, je crois.
— Je n’arrive même pas à imaginer ce que j’aurais fait si Erica avait été tuée ce jour-là, dit Patrik doucement.
Martin comprit qu’il pensait à ce qui s’était passé deux ans plus tôt, lorsque Erica mais aussi les jumeaux qu’elle portait dans son ventre avaient failli mourir dans un accident de la route.