— Je ne sais pas si j’aurais pu continuer à vivre.
La voix de Patrik tremblait au souvenir de ce jour où il l’avait presque perdue.
— Tu aurais pu, dit Martin en contemplant le paysage enneigé qui défilait. On y arrive. Et il y a toujours quelqu’un pour qui vivre. Tu aurais eu Maja. Tuva est tout pour moi maintenant, et Pia continue à vivre en elle.
— Tu crois qu’un jour tu seras prêt à rencontrer quelqu’un d’autre ?
Martin remarqua que Patrik hésitait à l’interroger, comme si se poser ce genre de question avait quelque chose d’interdit.
— Là, maintenant, ça me paraît impensable. Et d’un autre côté, ça me paraît tout aussi impensable de passer ma vie seul. Ça se fera en temps voulu. Pour l’instant, j’essaie de trouver un équilibre pour moi et Tuva, c’est une occupation à plein temps. On apprend à remplir les vides que Pia a laissés, on fait de notre mieux. Et puis, Tuva aussi devra être prête à laisser quelqu’un d’autre entrer dans la famille.
— C’est bien raisonné, dit Patrik, puis il rigola. D’ailleurs, il ne doit plus rester beaucoup de nanas à draguer à Tanum. Tu as eu le temps de toutes les essayer, avant de tomber sur Pia. Il va falloir élargir ton terrain de chasse si tu ne veux pas du réchauffé.
— Ah ah ah, te fous pas de moi !
Martin sentit qu’il rougissait. Patrik exagérait, mais il n’avait pas entièrement tort. Martin n’avait jamais été ce qu’on appelle un bel homme, mais la combinaison de son côté gamin, de ses cheveux roux et de ses taches de rousseur en avait fait un vrai tombeur. Quand il avait rencontré Pia, cela avait mis un terme au batifolage. Il n’avait jamais regardé une autre femme pendant toutes ces années ensemble. Il l’avait aimée d’un amour profond et elle lui manquait à chaque seconde.
Soudain il n’eut plus la force de parler d’elle. La douleur frappa fort et sans pitié, et il changea de sujet. Patrik comprit le message et, jusqu’à Göteborg, ils ne discutèrent plus que de sport.
Erica hésita un peu avant de sonner à la porte. C’était toujours problématique de déterminer comment structurer l’entretien avec un proche. La mère de Minna lui avait paru calme et sympathique au téléphone. Pas de ton brusque ou sceptique — la réaction la plus fréquente quand elle contactait un parent pour le besoin de ses livres. Et pourtant, aujourd’hui il ne s’agissait pas d’un cas résolu depuis longtemps, mais d’une enquête en cours.
Elle appuya sur la sonnette. Des pas se firent bientôt entendre derrière la porte avant qu’on l’entrouvre.
— Bonjour, dit Erica. Anette ?
— Nettan, dit la femme, et elle s’écarta pour la laisser entrer.
Déprimant. Ce fut le premier mot qui vint à l’esprit d’Erica en pénétrant dans le vestibule. Les lieux tout autant que la personne qui l’accueillit lui parurent déprimants, et ce n’était sans doute pas uniquement dû à la disparition de Minna. La femme devant elle semblait avoir perdu espoir depuis belle lurette, humiliée par toutes les déceptions que la vie lui avait apportées.
— Entrez, dit Nettan en la précédant dans le séjour.
La pièce était parsemée d’affaires et d’objets qui s’étaient retrouvés là et n’en avaient plus bougé. Nettan fixa nerveusement un tas de vêtements sur le canapé avant de le faire tomber par terre, sans autre forme de procès.
— Je n’ai pas eu le temps de ranger… dit-elle en laissant la phrase flotter.
Erica observa à la dérobée la mère de Minna en prenant place au bord du canapé. Elle savait que Nettan avait presque dix ans de moins qu’elle, mais elle avait l’air d’avoir son âge, ou même plus. Sa peau était grise, probablement le résultat de trop de cigarettes, et ses cheveux ternes et emmêlés.
— Je me demandais…
Nettan serra son tricot bouloché plus près du corps. Elle semblait se préparer à poser une question gênante.
— Pardon, je suis un peu nerveuse. Ce n’est pas souvent qu’une célébrité vient chez moi. À vrai dire, c’est la première fois.
Elle rit de sa maladresse et, un bref instant, Erica put entrevoir la femme qu’elle avait dû être dans sa jeunesse. Quand la joie de vivre l’habitait encore.
— Pfft, ça fait bizarre quand vous le dites comme ça, déclara-t-elle avec une grimace.
Elle détestait sincèrement qu’on la qualifie de célébrité. Elle avait le plus grand mal à s’identifier comme telle.
— Oui, mais vous êtes célèbre. Je vous ai vue à la télé. Vous étiez plus maquillée.
Elle regarda par en dessous le visage d’Erica dépourvu de tout artifice.
— Oui, on vous tartine pour passer à l’antenne. Mais c’est nécessaire, les projecteurs vous font une tête affreuse. Sinon, je ne me maquille presque jamais.
Erica sourit et vit que Nettan commençait à se détendre.
— Moi non plus, dit-elle, et c’était presque touchant de l’entendre souligner ce qui était si évident. Ce que je voulais vous demander, c’est… pourquoi vous avez envie de me voir ? La police m’a déjà interrogée, plusieurs fois.
Erica réfléchit. En fait, elle n’avait pas d’explication raisonnable. La curiosité était sans doute la réponse la plus proche de la vérité, mais ça, elle ne pouvait pas l’avouer.
— J’ai collaboré avec la police locale à quelques reprises, et depuis ils me consultent quand leurs propres ressources ne suffisent pas. Et après ce qui s’est passé à Fjällbacka avec la jeune fille disparue, ils ont eu besoin d’un peu d’aide supplémentaire.
— Ah bon, c’est étrange parce que…
Nettan laissa la phrase s’envoler, et Erica s’en tint là. Elle voulait entrer dans le vif du sujet et poser ses questions sur Minna.
— Parlez-moi de la disparition de votre fille.
Nettan serra son tricot encore plus près du corps. Elle fixa ses genoux, puis se mit à parler d’une voix si basse qu’Erica eut du mal à distinguer ses mots.
— Je n’avais pas compris qu’elle avait disparu. Je veux dire, pour de vrai. Elle allait et venait un peu à sa guise. Je n’ai jamais su m’occuper d’elle. Minna a toujours eu beaucoup de volonté, et je suppose que je n’ai pas…
Elle leva les yeux et regarda par la fenêtre avant d’ajouter :
— Parfois elle dormait chez des copines pendant quelques jours. Ou chez un garçon.
— Un garçon en particulier ? Est-ce qu’elle avait un copain attitré ?
Nettan secoua la tête.
— Pas que je sache. Il y en avait plusieurs, des différents. Non, je ne pense pas qu’elle en avait un en particulier. Elle m’avait paru plus joyeuse les derniers temps, et je m’étais posé des questions. Mais j’ai demandé à ses copines, personne n’a entendu parler d’un petit ami. Je pense qu’elles auraient été au courant, elles formaient une bande assez soudée.
— Pourquoi pensez-vous qu’elle était plus joyeuse ?
Nettan haussa les épaules.
— Je ne sais pas. Je me souviens de ma propre adolescence. L’humeur change facilement. C’était peut-être aussi parce que Johan avait déménagé.
— Johan ?
— Oui, mon copain. Il a vécu ici quelque temps. Mais Minna et lui ne se sont jamais entendus.
— Il a déménagé quand ?
— Je ne sais plus. Six mois peut-être avant la disparition de Minna.
— Est-ce que la police l’a interrogé ?
Nettan haussa les épaules de nouveau.
— La police a interrogé plusieurs de mes anciens copains. Ça a été un peu chaotique par moments.
— Est-ce que l’un d’eux s’était montré menaçant ou violent envers Minna ?