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Erica ravala l’énervement qui bouillonnait en elle. Elle avait certaines connaissances sur les victimes de violences et leurs réactions. Et, après ce que Lucas avait fait subir à Anna, elle savait que la volonté d’un individu peut être réduite à néant par la peur. Mais comment pouvait-on exposer un enfant à ça ? Comment l’instinct maternel pouvait-il s’émousser au point de laisser quelqu’un blesser son enfant, que ce soit psychiquement ou physiquement ? Elle ne le comprenait pas. Un instant, elle pensa à Louise, seule et enchaînée dans la cave de la maison des Kowalski. C’était le même processus, mais en pire.

— Eh ben, je suppose, oui, ça pouvait arriver. Mais Johan ne la frappait pas, simplement ils n’arrêtaient pas de se crier dessus. Je crois qu’elle a été soulagée quand il est parti. Un jour, il a pris ses cliques et ses claques et il s’est tiré. On n’a plus jamais entendu parler de lui.

— À quel moment avez-vous compris qu’elle n’était pas chez une copine ?

— Ça ne lui était jamais arrivé de rester absente plus d’un jour ou deux. Alors comme elle n’était toujours pas revenue, et qu’elle ne répondait pas sur son portable, j’ai appelé toutes ses copines. Personne n’avait eu de ses nouvelles depuis trois jours, et…

Erica serra les dents. Comment pouvait-on attendre trois jours avant de réagir à l’absence d’une gamine de quatorze ans ? Pour sa part, elle avait l’intention de surveiller ses enfants de près quand ils atteindraient l’adolescence. Jamais elle ne les laisserait partir sans savoir où ils allaient et avec qui.

— La police ne m’a pas prise au sérieux au début, poursuivit Nettan. Ils connaissaient Minna, elle a eu certains… problèmes, ils ne voulaient même pas enregistrer ma déposition.

— Quand ont-ils compris qu’il y avait un souci ?

— Au bout de vingt-quatre heures. Puis ils ont trouvé cette dame qui avait vu Minna monter dans une voiture. Enfin quoi, avec ces autres filles qui avaient disparu, ils auraient dû comprendre ! Mon frère trouve que je devrais porter plainte contre la police. Il dit que si ça avait été un enfant de riches, comme l’une des autres, ils auraient donné l’alerte tout de suite. Alors que des gens comme nous, on ne nous écoute pas. Ce n’est pas juste.

Nettan baissa les yeux et se mit à tirer sur les bouloches de son tricot.

Erica reconsidéra ses opinions. C’était intéressant de noter que Nettan qualifiait les autres filles de riches. En réalité, elles étaient plutôt de condition moyenne, mais les différences de classe sont parfois assez relatives. Quant à elle, elle était venue ici avec un tas d’idées préconçues, qui s’étaient renforcées dès qu’elle avait mis un pied dans l’appartement. De quel droit faisait-elle des reproches à Nettan ? Elle ignorait tout des circonstances qui avaient façonné sa vie.

— Ils auraient dû vous écouter, dit-elle, et elle posa spontanément sa main sur celle de Nettan.

Celle-ci sursauta comme si elle s’était brûlée, mais ne retira pas sa main. Les larmes coulaient le long de ses joues.

— J’ai fait tellement de bêtises. J’ai… j’ai… et maintenant il est peut-être trop tard.

Sa voix était saccadée et les larmes ruisselaient en un flot continu.

C’était comme un robinet qu’on ouvre, et Erica devina que Nettan avait retenu ses larmes bien trop longtemps. À présent elle pleurait sa fille disparue qu’elle ne reverrait vraisemblablement plus jamais. Sans doute pleurait-elle aussi toutes les mauvaises décisions qu’elle avait prises, qui avaient imposé à Minna une vie si différente de celle dont Nettan avait rêvé pour son enfant.

— J’avais tellement envie qu’on soit une famille unie. Que Minna et moi, on ait quelqu’un pour s’occuper de nous. Personne ne s’est jamais occupé de nous.

Les pleurs la secouèrent, et Erica s’approcha d’elle, l’entoura de ses bras et la laissa pleurer tout son soûl contre son épaule. Elle lui caressa les cheveux en lui murmurant “chut, chut”, comme elle le faisait avec Maja ou les jumeaux quand ils avaient besoin d’être consolés. Nettan n’avait peut-être jamais consolé Minna ainsi. Cette femme n’avait connu qu’un malheureux enchaînement de déceptions au long d’une vie qui n’avait pas tenu ses promesses.

— Vous voulez voir des photos ? demanda Nettan tout à coup.

Elle se dégagea des bras d’Erica et s’essuya les yeux avec sa manche, l’air un peu ragaillardi.

— Bien sûr, avec plaisir.

Nettan se leva et alla chercher des albums rangés sur une étagère Ikea bancale.

Le premier contenait des photos de Minna toute petite. On voyait une Nettan jeune et souriante, tenant sa fille dans les bras.

— Vous êtes rayonnante, constata Erica, incapable de tenir sa langue.

— Oui, c’était une chouette période. La meilleure que j’aie connue. Je n’avais que dix-sept ans quand je l’ai eue, mais j’étais si heureuse, dit Nettan en passant un doigt sur le cliché. Mon Dieu, quelle dégaine j’avais…

Elle rit et Erica dut lui donner raison. La mode des années 1980 était affreuse, et celle des années 1990 ne valait guère mieux.

Elles continuèrent à feuilleter les albums, les années défilant sous leurs doigts. Minna avait été une petite fille très mignonne, mais en grandissant, son visage s’était refermé, et ses yeux s’étaient éteints petit à petit. Erica vit que Nettan s’en rendait compte.

— Je croyais que je faisais de mon mieux, dit-elle silencieusement. Ce n’était pas vrai. Je n’aurais pas dû…

Elle fixa son regard sur l’un des hommes qui figuraient dans les albums. Erica put constater qu’ils étaient assez nombreux. Des hommes qui étaient entrés dans la vie de Nettan, qui avaient causé une énième déception puis étaient repartis.

— Tiens, ça, c’est Johan. Notre dernier été ensemble.

Nettan montra une autre photo qui exhalait la chaleur de l’été. Un grand homme blond l’entourait de ses bras dans un berceau de verdure. Derrière eux on voyait une maison rouge aux huisseries blanches. La seule chose qui dérangeait l’idylle était une Minna manifestement boudeuse assise à côté d’eux, qui les fixait d’un regard furibond.

Nettan referma vivement l’album.

— Tout ce que je veux, c’est qu’elle rentre. Je ferai tout différemment. Tout.

Erica se tut. Elles restèrent ainsi en silence un moment sans savoir quoi ajouter. Mais ce n’était pas un silence désagréable, il semblait apaisant et rassurant. Soudain on sonna à la porte et elles sursautèrent toutes les deux. Nettan se leva pour ouvrir.

En voyant la silhouette qui entrait dans le vestibule, Erica se redressa, stupéfaite.

— Patrik ! Euh, salut, gloussa-t-elle avec un sourire idiot.

Paula trouva Gösta dans la cuisine du commissariat, comme elle s’y était attendue. Le visage de son collègue s’éclaira en l’apercevant.

— Salut, Paula.

Elle lui rendit un grand sourire. Annika aussi avait été enchantée de sa visite, elle s’était précipitée pour la serrer fort contre elle et la bombarder de questions sur la jolie petite Lisa.

Gösta la pressa sur son cœur, un peu plus sobrement qu’Annika, et la garda ensuite à bras tendus pour l’examiner.

— Tu es blanche comme un linge, on dirait que tu n’as pas dormi depuis des semaines.

— Merci Gösta, on peut dire que tu sais parler aux femmes, plaisanta-t-elle, mais elle vit aussi son regard inquiet. C’est vrai que j’ai eu des mois difficiles. Être maman, ce n’est pas que du bonheur, ajouta-t-elle.

— Oui, j’ai entendu dire que la petite te mène la vie dure. J’espère que c’est une visite de courtoisie que tu nous fais, je ne voudrais surtout pas que tu te fatigues en pensant au boulot en plus.

Avec une douce fermeté, il la conduisit jusqu’à la chaise devant la fenêtre.