— Oh oh, les années 1940 viennent d’appeler, elles voudraient récupérer leur archaïsme, dit Erica en guise de plaisanterie, ce qui n’eut pour effet que d’attiser la colère de Patrik.
— C’est complètement ridicule. Comme dans un mauvais polar anglais, quand une vieille dame fourre son nez curieux partout.
— Sauf que quand j’écris mes livres, je fais un peu la même chose que vous. Je parle avec des gens, je sonde des faits, je comble des trous dans des enquêtes, je vérifie des témoignages…
— Bien sûr, et en tant qu’écrivain, tu es très douée. Mais là, il s’agit d’une enquête de police, c’est donc à la police de faire le travail, tu peux le comprendre, non ?
Ils s’étaient arrêtés devant la voiture. Martin hésitait à ouvrir la portière du passager, ne sachant trop comment se comporter, coincé en terrain miné.
— Mais admets que je vous ai été utile plusieurs fois, dit Erica.
— Tout à fait, avoua Patrik à contrecœur.
Elle avait en effet été utile, elle avait activement contribué à résoudre plusieurs de leurs enquêtes, mais ça, il n’avait pas l’intention de le souligner maintenant.
— Et vous retournez au commissariat, là ? Ça fait une trotte juste pour bavarder avec Nettan.
— C’est bien ce que tu as fait, toi, contre-attaqua Patrik.
— Touché.
Erica sourit, et Patrik sentit sa colère baisser d’un cran. Il n’arrivait jamais à être en rogne contre sa femme très longtemps et, malheureusement, elle le savait.
— Mais moi, je ne suis pas obligée de veiller aux dépenses, contrairement à la police, poursuivit-elle. Qu’est-ce que vous êtes venus faire d’autre à Göteborg ?
Patrik jura intérieurement. Parfois elle était un peu trop futée pour son propre bien. Du regard, il chercha l’appui de Martin qui se contenta de secouer la tête. Espèce de dégonflé, pensa Patrik.
— On va voir quelqu’un.
— Quelqu’un ? Qui ça ?
Patrik serra les mâchoires. Il connaissait parfaitement l’obstination de sa femme, et sa curiosité. Une combinaison qui pouvait se révéler agaçante au plus haut point.
— On va parler à un expert. Au fait, qui va chercher les enfants ? Ma mère ? demanda-t-il pour tenter d’orienter la conversation sur une autre piste.
— Oui, Kristina et son nouveau mec, dit Erica en prenant l’air satisfait du chat qui a avalé le canari.
— Et son quoi ?
Patrik sentit son mal de tête virer à la migraine. Cette journée ne faisait qu’empirer d’heure en heure.
— Je suis sûre qu’il est très sympa. Bon, c’est quoi cet expert que vous allez voir ?
De lassitude, Patrik s’appuya contre la voiture. Il jetait l’éponge.
— On va voir un expert en portraits criminels.
— Un profileur !?
Les yeux d’Erica se mirent à briller, et Patrik soupira.
— Non, on ne peut pas l’appeler comme ça.
— OK, je viens avec vous, trancha-t-elle, et elle se dirigea vers sa voiture.
— Non, ce n’est pas… lança Patrik derrière elle, mais Martin l’interrompit.
— Tu ferais mieux d’abandonner, tu n’as aucune chance. Laisse-la venir. Elle l’a dit elle-même, son aide nous a déjà été utile, et cette fois on sera présents, on pourra la surveiller. Trois paires d’oreilles valent sûrement mieux que deux.
— Oui, enfin, quand même, grommela Patrik.
Il s’installa au volant.
— Et en plus, on n’a rien appris de nouveau chez la mère de Minna.
— Non, mais avec un peu de chance, Erica aura pêché du neuf, elle, sourit Martin.
Patrik le fusilla du regard. Puis il démarra la voiture et partit sur les chapeaux de roues.
— Comment on va l’habiller pour son enterrement ?
La question de sa mère atteignit Ricky comme un coup de poignard. Il n’aurait pas cru que la douleur puisse augmenter davantage, mais l’idée de Victoria plongée dans une obscurité éternelle lui fit tellement mal qu’il eut envie de hurler.
— Eh bien, qu’est-ce qu’elle a de beau dans sa garde-robe ? rétorqua Markus. Peut-être la robe rouge qu’elle aimait tant.
— Elle avait dix ans quand elle la portait, fit remarquer Ricky.
Malgré le chagrin, il ne put s’empêcher de sourire. Apparemment son père n’avait pas fait de mise à jour depuis des lustres.
— Ah bon, ça fait si longtemps ?
Markus se leva et commença à laver la vaisselle, mais s’arrêta en plein milieu et retourna s’asseoir. C’était pareil pour tout le monde. Par habitude, ils essayaient d’accomplir les gestes du quotidien avant de se rendre compte qu’ils n’en avaient pas l’énergie. Tout leur semblait insurmontable. Et voilà qu’il y avait un tas de décisions à prendre quant à la cérémonie et à l’enterrement alors qu’ils arrivaient à peine à décider ce qu’ils mangeraient au petit-déjeuner.
— On va lui mettre la robe noire. Celle de chez Filippa K, proposa Ricky.
— Laquelle, tu dis ? demanda Helena.
— Celle que vous avez toujours trouvée trop courte. Victoria l’adorait. Elle ne faisait pas du tout vulgaire sur elle, elle lui allait très bien. Très très bien.
— Tu crois vraiment ? demanda Markus. Du noir… C’est déprimant.
— Elle se sentait belle dans cette robe. Vous ne vous en souvenez pas ? Elle avait économisé pendant six mois pour se l’offrir.
— Tu as raison. Bien sûr qu’elle portera la robe noire, dit Helena avec un regard implorant. Et pour la musique ? Qu’est-ce qu’on choisira comme musique ? Je ne sais même pas ce qu’elle aimait…
Elle éclata en sanglots et Markus lui caressa maladroitement le bras.
— On mettra Some Die Young de Laleh et puis Beneath Your Beautiful de Labrinth. Elle les adorait, ces morceaux. Ils sont parfaits.
C’était fatigant de devoir tout décider, et la gorge de Ricky se noua. Ces foutues larmes n’étaient jamais loin.
— Et pour le buffet ?
Encore une question angoissée. Les mains de sa mère papillonnaient au-dessus de la table. Ses doigts si pâles, si minces.
— Des gâteaux-sandwiches. Victoria avait des goûts ringards. Vous avez oublié qu’elle en raffolait ?
Sa voix se brisa, il savait qu’il était injuste. Évidemment qu’ils n’avaient pas oublié. Ils avaient tellement plus de souvenirs que lui, qui remontaient tellement plus loin que les siens. En ce moment ils leur arrivaient sûrement par rafales, sans qu’ils ne parviennent à faire le tri. À lui de les y aider, justement.
— Et du julmust. Elle pouvait en écluser des litres. On devrait encore en trouver, non ? C’est plus Noël, mais ils en vendent encore, hein ?
Il essaya de visualiser les rayons des supermarchés : y avait-il vu récemment le fameux soda qui détrône le Coca-Cola à Noël ? Aucune image ne vint le confirmer et la panique l’envahit presque. Soudain cela lui parut la mission la plus importante au monde : trouver du julmust pour le buffet de la cérémonie d’enterrement.
— Je suis sûr qu’on en trouve encore, dit son père en posant une main apaisante sur la sienne. C’est une très bonne idée. Tout ce que tu as dit, c’est très bien. On prend la robe noire. Maman sait où elle est, elle va la repasser. Et on va demander à tante Anneli de préparer quelques gâteaux-sandwiches. Elle sait très bien faire ça et, c’est vrai, Victoria les adorait. On avait pensé en commander pour son examen en juin… poursuivit-il, et il parut perdre le fil un instant avant de reprendre : Donc, je sais qu’on peut encore acheter du julmust. Ce sera très bien. Tout sera très bien.