Non, tout ne sera pas bien, voulut hurler Ricky. Ils étaient en train de parler de sa sœur enfermée dans un cercueil pour être enterrée. Rien ne serait plus jamais bien.
Au fond de son recoin, le secret l’écorchait de plus en plus. Il avait l’impression qu’on pouvait lire sur son visage qu’il cachait quelque chose, mais ses parents n’étaient pas en état de le remarquer. Ils avaient le regard vide, assis là dans la petite cuisine avec les rideaux traditionnels décorés d’airelles que sa mère trouvait si jolis et que Victoria et lui avaient souvent essayé de faire remplacer.
Est-ce que tout serait différent quand ils sortiraient de leur torpeur ? Allaient-ils voir et comprendre ? Ricky réalisa que tôt ou tard il serait obligé de parler à la police. Papa et maman seraient-ils assez solides pour supporter la vérité ?
Parfois Marta se sentait comme l’horrible directrice d’orphelinat dans Annie. Des filles, des filles, partout rien que des filles.
— Ça fait trois fois d’affilée que Liv monte Blackie ! Ça devrait être à moi maintenant.
Ida fonçait sur elle dans la cour, les joues en feu, et Marta soupira. Toujours ces disputes. La hiérarchie dans l’écurie était très stricte, et de leurs conflits, elle voyait, entendait et comprenait bien plus que ce que les filles imaginaient. En général, elle accueillait avec satisfaction leur jeu de pouvoir qu’elle jugeait intéressant, mais aujourd’hui c’était trop.
— Vous réglerez ces détails entre vous. Ne venez pas me déranger pour des broutilles pareilles !
Ida recula, presque effrayée. Les filles étaient habituées à ce qu’elle soit sévère, mais en général elle ne s’emportait pas autant.
— Je suis désolée, dit-elle aussitôt, sans être vraiment sincère.
Ida était gâtée et geignarde, il aurait fallu lui apprendre les bonnes manières, mais Marta devait raisonner en termes pratiques. Jonas et elle dépendaient des revenus de l’école d’équitation, ils ne pourraient pas vivre avec ce que Jonas gagnait en tant que vétérinaire, et les élèves — ou plutôt leurs parents — étaient ses clients. Elle était obligée de les caresser dans le sens du poil.
— Je suis désolée, Ida, répéta-t-elle. Je suis un peu perturbée à cause de Victoria, j’espère que tu le comprends.
Elle serra les dents et sourit à Ida qui se détendit tout de suite.
— Pas de problème, je comprends. C’est tellement affreux. Qu’elle soit morte et tout.
— Bon, on va aller voir Liv, pour lui annoncer que c’est à toi de monter Blackie aujourd’hui. À moins que tu ne préfères Scirocco ?
Les yeux d’Ida se mirent à briller d’excitation.
— Je peux ? Molly ne va pas le monter ?
— Pas aujourd’hui, dit Marta, et elle fit une grimace en pensant à sa fille privée de concours, en train de bouder dans sa chambre.
— Dans ce cas, je préfère Scirocco, comme ça Liv peut prendre Blackie aujourd’hui aussi, dit Ida, magnanime.
— Super, alors c’est réglé.
Marta passa le bras autour d’Ida et entra avec elle dans l’écurie. L’odeur de cheval l’accueillit. Cet endroit était l’un des rares au monde où elle se sentait chez elle, où elle se sentait comme un être humain normal. La seule qui avait aimé cette odeur autant qu’elle était Victoria. Chaque fois qu’elle pénétrait dans l’écurie, une expression béate illuminait son visage, la même qui habitait Marta. Elle était surprise que la jeune fille lui manque autant. Son absence la frappait avec une force inattendue qui la bouleversait. Elle resta dans l’allée centrale et entendit au loin Ida interpeller Liv en train de bouchonner Blackie dans son box.
— Tu peux le monter aujourd’hui. Marta m’a dit de prendre Scirocco.
Le triomphe dans sa voix était manifeste.
Marta ferma les yeux et visualisa Victoria. Ses cheveux bruns qui volaient autour du visage quand elle passait en trombe dans la cour. La souple fermeté avec laquelle elle menait ses montures. Marta aussi avait ce pouvoir, difficilement explicable, sur les chevaux, mais il y avait une grande différence. Les chevaux obéissaient à Marta parce qu’ils la respectaient, parce qu’ils la craignaient. Ils obéissaient à Victoria grâce à ce mélange de manières douces et de volonté. Cette antinomie avait toujours fasciné Marta.
— Pourquoi elle a le droit de monter Scirocco et pas moi ?
Marta dévisagea Liv qui surgit devant elle, bras croisés sur la poitrine.
— Parce que tu ne sembles pas très encline à partager Blackie. Comme ça tu peux le monter aujourd’hui aussi. Exactement comme tu voulais. Tout le monde est content, tu vois !
Elle s’emportait de nouveau. Son travail aurait été tellement plus simple si elle n’avait eu à se soucier que des chevaux.
D’autant qu’elle avait sa propre morveuse à gérer. Jonas détestait quand elle appelait Molly la morveuse, même si elle lui faisait croire que c’était pour rire. Elle ne comprenait pas comment il pouvait être aussi aveugle. Leur fille était en train de devenir insupportable, Jonas ne voulait rien entendre et Marta n’y pouvait rien.
Dès leur première rencontre, elle avait su qu’il était le morceau de puzzle manquant dans sa vie. Un seul regard leur avait suffi pour comprendre qu’ils formaient un tout. Chacun s’était retrouvé dans les yeux de l’autre, comme dans un miroir, et il en serait toujours ainsi. Le seul grain de sable, c’était Molly.
Jonas avait menacé de la quitter si elle n’acceptait pas qu’ils aient un enfant, et elle avait dû céder. En réalité, elle ne l’avait pas vraiment cru. Il savait bien que s’ils se séparaient, ni l’un ni l’autre ne trouverait jamais la même connivence avec un nouveau partenaire. Mais elle n’avait pas osé prendre le risque. En lui, elle avait découvert son alter ego, et pour la première fois de sa vie, elle avait plié devant le désir d’autrui.
Après la naissance de Molly, ce qu’elle avait craint était arrivé. Elle avait dû partager Jonas avec elle. Une grande part lui était volée, par un être qui, au début, n’avait même pas de volonté propre ni d’identité. C’était incompréhensible.
Jonas avait aimé Molly dès le premier instant, d’un amour si évident et inconditionnel qu’elle ne le reconnaissait pas. Et depuis, une légère barrière s’était dressée entre eux.
Elle alla aider Ida à préparer Scirocco. À tous les coups, Molly se fâcherait tout rouge qu’elle ait laissé quelqu’un d’autre le monter, mais après la bouderie de sa fille, Marta y trouva une certaine satisfaction. Jonas allait probablement lui faire des reproches aussi. Elle savait cependant comment lui changer les idées. Le prochain concours aurait lieu dans une semaine seulement, il serait alors comme de la cire molle entre ses mains.
Paula ne s’était pas attelée à une tâche facile. Gösta ne put s’empêcher de s’inquiéter pour elle. Elle était si pâle.
Il déplaça au hasard les documents sur son bureau. C’était frustrant de ne pas savoir comment poursuivre l’enquête. Le travail accompli depuis la disparition de Victoria n’avait donné aucun résultat, et ils avaient quasiment épuisé toutes les pistes. L’interrogatoire de Jonas n’avait rien donné non plus. Gösta avait fait exprès de lui demander de tout raconter encore une fois, pour voir s’il s’écarterait de sa déclaration initiale. Mais Jonas avait relaté le même déroulement des événements sans la moindre variation. Et sa réaction en apprenant que la kétamine avait peut-être été administrée à Victoria avait paru naturelle et tout à fait plausible. Gösta soupira. Autant consacrer un moment aux dépôts de plainte qui prenaient la poussière sur son bureau.