— Vous pensez quand même qu’il s’agissait d’un homme.
— Oui, si c’est bien celui qui a laissé les empreintes. À la réflexion, je dirais une personne de grande taille.
— Et comment avez-vous réagi ? Vous avez montré d’une façon ou d’une autre que vous l’aviez vu ?
— Non, je n’ai même pas allumé la lumière. Je me suis contentée de vous le signaler. C’était assez désagréable, mais je ne me suis pas vraiment sentie menacée. Ensuite il y a eu la disparition de Victoria, et il était difficile de penser à autre chose. Et après, je n’ai plus rien remarqué de bizarre.
— Mmmm… fit Gösta.
Il se maudit de ne pas s’être occupé de son dépôt de plainte plus tôt. Mais il était trop tard maintenant pour pleurer sur le lait renversé. Il devait juste essayer de se rattraper. Il se leva.
— Vous avez une pelle à neige ? Je vais sortir voir si je ne trouve pas un mégot malgré tout.
— Bien sûr, elle est dans le garage, allez-y. N’hésitez pas à dégager l’allée d’accès aussi, tant qu’à faire !
Gösta enfila ses chaussures et sa veste et se rendit dans le garage, qui était propre et bien rangé. La pelle à neige était appuyée contre le mur, derrière la porte.
Dans le jardin, il s’arrêta et réfléchit un instant. Ce serait bête de transpirer inutilement, il fallait bien choisir l’endroit où commencer. Katarina avait ouvert la porte de la terrasse, et il lui demanda :
— À quel endroit avez-vous ramassé le plus de mégots ?
— Là-bas à gauche, tout près de la maison.
Il pataugea dans la lourde neige. Au premier coup de pelle, il sentit la douleur se réveiller dans le dos.
— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas que je le fasse ? demanda Katarina d’un air soucieux.
— Mais oui, ça lui fait du bien à ce vieux corps de travailler un peu.
Il vit les garçons le regarder avec curiosité par la fenêtre et leur fit un signe de la main avant de poursuivre son travail. Au bout d’un moment, et après quelques pauses, il avait dégagé un carré d’à peu près un mètre sur un mètre. Il s’accroupit et examina minutieusement le sol, mais ne distingua que de la terre gelée et quelques brins d’herbe pris dedans. Puis son regard fut attiré par un petit bout jaune qui pointait juste au bord du carré qu’il avait creusé. Avec précaution, il enleva la neige qui le recouvrait. Un mégot de cigarette. Il le dégagea tout doucement et se redressa, le dos endolori. Il observa le mégot puis leva les yeux sur ce qu’avait forcément vu celui qui avait fumé ici. Pile à cet endroit, on avait une vue dégagée sur la maison de Victoria. Et sur sa chambre à l’étage.
Uddevalla, 1971
C’est avec des sentiments mitigés qu’elle s’était rendu compte de sa nouvelle grossesse. Elle n’était peut-être pas destinée à être mère. Elle était peut-être incapable d’éprouver de l’amour pour un enfant qu’elle portait en elle.
Mais elle s’était inquiétée inutilement. Tout était si différent avec Peter. Si merveilleux. Elle n’en avait jamais assez d’admirer son fils, de humer son odeur, de caresser sa peau douce du bout des doigts. Quand elle le tenait dans ses bras, comme en ce moment, il posait sur elle un regard si confiant que son cœur débordait. Aimer son enfant, c’était donc ça. Elle n’avait jamais imaginé qu’il soit possible d’être emporté par des sentiments aussi forts. Même son amour pour Vladek s’estompait comparé à ce qu’elle ressentait pour son bébé.
En revanche, dès qu’elle était face à sa fille, son ventre se nouait. Elle devinait ses regards, les sombres pensées qu’elle nourrissait. La jalousie envers son frère, qui s’exprimait par des pinçons et des coups. Et la crainte tenait Laila éveillée la nuit. Il lui arrivait de rester assise à côté du berceau de Peter, sans quitter des yeux son visage paisible.
Vladek s’éloignait d’elle, de plus en plus. Et elle de lui. Ils étaient déchirés par des forces qu’ils n’auraient jamais pu imaginer. Dans ses rêves, elle courait parfois derrière lui, de plus en plus vite, mais plus elle courait, plus la distance se creusait. À la fin, elle ne distinguait que son dos au loin.
Les paroles aussi avaient disparu. Leurs conversations le soir à table, les petits mots d’amour qui avaient éclairé leur quotidien. Tout avait été englouti par un silence que n’interrompaient que les cris d’enfants.
Elle contempla encore son fils et se laissa envahir par un désir instinctif de protection qui chassa tout le reste. Vladek ne pouvait plus tout représenter pour elle. Pas maintenant que Peter était là.
La vaste grange était silencieuse et froide. Un peu de neige était entrée avec le vent par les fissures et s’était mélangée à la saleté et à la poussière. Le grenier à foin était vide et son échelle cassée depuis aussi loin que Molly s’en souvenait. À part leur van, il n’y avait ici que de vieux véhicules oubliés de tous. Une moissonneuse-batteuse rouillée, un tracteur Petit Gris inutilisable et des tas de voitures.
Au loin, Molly entendit les voix provenant du centre équestre, mais aujourd’hui elle n’avait pas envie de monter à cheval. Ça n’avait pas de sens puisqu’elle ne participerait pas au concours du lendemain. Une des autres filles serait sûrement aux anges de monter Scirocco.
Lentement elle passa d’une voiture à une autre. Les vestiges de l’entreprise de son grand-père. Tout au long de son enfance, elle l’avait entendu rabâcher à ce sujet. Il fallait toujours qu’il se vante de toutes les bonnes affaires qu’il avait faites partout dans le pays, des voitures qui en principe étaient bonnes pour la casse qu’il avait achetées pour une bouchée de pain, puis rénovées et revendues bien plus cher. Depuis qu’il était tombé malade, la grange s’était transformée en cimetière d’automobiles. Il y traînait des trucs à moitié restaurés dont personne n’avait eu le courage de se débarrasser.
Elle passa la main sur une vieille Volkswagen Coccinelle en train de rouiller dans un coin. Elle allait bientôt commencer la conduite accompagnée. Elle pourrait peut-être convaincre Jonas de la remettre en état pour elle.
Elle tira sur la poignée et la portière s’ouvrit. L’intérieur aussi nécessitait d’être retapé. Malgré la rouille, la crasse et les sièges défoncés, elle devinait que la voiture avait du potentiel, qu’elle pourrait devenir vraiment chouette. Elle s’installa à la place du conducteur et posa ses mains sur le volant. Oui, ça lui irait bien de conduire cette Coccinelle. Les autres filles seraient vertes de jalousie.
Elle s’imaginait sillonner les rues de Fjällbacka, laissant les copains monter avec elle, selon son bon plaisir. Elle devrait attendre encore quelques années avant de pouvoir conduire toute seule, mais elle décida d’en parler à Jonas dès maintenant. Il allait lui retaper cette voiture, qu’il le veuille ou non. Elle savait qu’il en était capable. Grand-père lui avait raconté que Jonas l’aidait à bricoler les voitures, qu’il était très doué, même. C’est la seule fois où elle l’avait entendu dire un mot gentil sur Jonas. Sinon, il ne savait que se plaindre.
— Alors c’est ici que tu te caches ?
Elle sursauta au son de la voix de son père.
— Elle te plaît ?
Il sourit quand elle ouvrit la portière, un peu gênée. C’était la honte, se faire prendre en train de jouer à conduire.
— Elle est sympa, dit-elle. Je me suis dit que je pourrais la conduire, quand j’aurai mon permis.
— Elle n’est pas vraiment en état de rouler.