— Non, mais…
— Mais tu t’es dit que je pourrais te la retaper ? Ben, pourquoi pas, ce n’est pas pour tout de suite. Je devrais trouver le temps, si je le fais par étapes.
— C’est vrai ?
Elle rayonna et se jeta à son cou.
— C’est vrai, dit-il en la serrant fort contre lui, avant de la repousser en gardant les mains sur ses épaules. À condition que tu arrêtes de bouder. J’ai conscience que ce concours était important pour toi, on en a déjà parlé, mais il y en aura bientôt un autre.
— Oui, je sais.
Molly sentit que sa bonne humeur était de retour. Elle déambula parmi les voitures. Il y en avait d’autres qui pourraient devenir cool, mais elle préférait quand même la Coccinelle.
— Pourquoi tu ne les retapes pas toutes ? Sinon autant les mettre à la casse, non ?
Elle s’arrêta devant une grosse voiture noire avec un écusson Buick.
— Grand-père ne veut pas. Du coup, elles vont rester ici jusqu’à ce qu’elles tombent en ruine, ou jusqu’à ce que grand-père disparaisse.
— Je trouve ça dommage.
Elle s’approcha d’un minibus vert qui ressemblait au Mystery Van dans Scooby-Doo. Jonas la tira sur le côté.
— Allez viens. Je n’aime pas trop que tu traînes ici. Il y a plein d’éclats de verre et de ferraille rouillée. J’ai même vu des rats l’autre jour.
— Des rats ! s’exclama Molly, et elle fit un bond en arrière en regardant autour d’elle.
Jonas rit.
— Viens, c’est l’heure d’un café. Il fait froid. Et à la maison, il n’y a pas de rats, je te le garantis.
Il passa son bras autour de ses épaules et ils se dirigèrent vers la porte. Molly frissonna. Il avait raison. Il faisait un froid de canard ici, et elle aurait eu une sacrée frousse si elle avait vu un rat. Mais l’idée de conduire un jour cette voiture la remplit de bonheur et la réchauffa. Elle avait hâte de raconter ça à ses copines.
Tyra était secrètement contente qu’on ait remis Liv à sa place aujourd’hui. Elle était, si possible, encore plus gâtée que Molly. La tête qu’elle avait faite en apprenant qu’Ida allait monter Scirocco ! Elle avait boudé pendant toute la reprise, et Blackie l’avait bien senti. Il s’était montré plutôt difficile, ce qui n’avait pas amélioré l’humeur de Liv.
Tyra transpirait sous ses vêtements chauds. C’était pénible de marcher dans toute cette neige, elle avait les jambes en feu. Vivement le printemps, quand elle pourrait venir au club à vélo. Ça rendait la vie tellement plus simple.
La piste de luge “Les sept bosses” était bondée d’enfants. Elle y avait beaucoup joué elle-même, elle se souvenait encore de la sensation vertigineuse quand elle dévalait la pente. Certes, aujourd’hui la piste ne lui paraissait plus aussi longue ni raide, mais elle était toujours plus balèze que “La descente du docteur” à côté de la pharmacie. Celle-là, il n’y avait que les tout-petits qui y jouaient. Elle se rappelait l’avoir descendue à ski de fond, ce qui lui avait valu quelques soucis lors de son seul et unique séjour de ski. Elle avait expliqué à un moniteur sceptique qu’elle savait déjà skier, qu’elle avait appris chez elle à Fjällbacka. Puis elle s’était lancée sur la piste — une vraie piste de ski alpin. Finalement, elle s’en était bien sortie, et sa mère racontait toujours cette histoire avec beaucoup de fierté, émerveillée par l’aplomb de sa petite.
Où était-il passé, cet aplomb ? Tyra n’en savait rien. Si, il demeurait dans sa complicité avec les chevaux, mais pour le reste, elle avait plutôt l’impression d’être une poule mouillée. Depuis l’accident de voiture dans lequel son père avait péri, elle se disait que la catastrophe guettait à chaque coin de rue. Elle l’avait constaté : l’existence pouvait se dérouler normalement, puis l’instant d’après changer à tout jamais.
Avec Victoria elle s’était sentie courageuse. C’était comme si elle devenait quelqu’un d’autre quand elles étaient ensemble. Quelqu’un de meilleur. Elles se voyaient toujours chez Victoria, jamais chez elle. Elle prétextait qu’il y avait trop de bazar avec ses petits frères, mais en réalité, elle avait honte de Lasse, de ses cuites, et plus tard de ses délires religieux. Elle avait honte de sa mère aussi, parce qu’elle se laissait faire et qu’elle se déplaçait dans la maison comme une souris terrorisée. Pas comme les parents adorables de Victoria, qui étaient des gens normaux, parfaitement normaux.
Tyra donna des coups de pied dans la neige. La sueur coulait dans son dos. Ça faisait une petite trotte, mais elle avait pris sa décision plus tôt dans la journée et elle n’avait pas l’intention de faire demi-tour maintenant. Il y avait des choses qu’elle aurait dû demander à Victoria, des réponses qu’elle aurait dû exiger. L’idée de ne jamais savoir ce qui lui était arrivé lui était insupportable. Elle avait tout fait pour Victoria et elle voulait continuer.
À l’université de Göteborg, le couloir du département de sociologie était impersonnel et quasi désert. Ils avaient demandé leur chemin jusqu’aux bureaux des criminologues et se trouvaient maintenant devant la porte de Gerhard Struwer. Patrik frappa quelques coups légers.
— Entrez ! fit une voix de l’autre côté.
Patrik ne savait pas exactement à quoi il s’était attendu, en tout cas pas à un homme qui avait l’air tout droit sorti d’une publicité pour Dressmann. Il se leva et leur serra la main à tour de rôle, en finissant par Erica, qui se tenait un peu en retrait.
— Bonjour ! Quel honneur de rencontrer Erica Falck !
Gerhard Struwer était un peu trop enthousiaste pour plaire à Patrik. Struwer séducteur, pourquoi pas — il n’était pas à une surprise près. Heureusement sa femme n’était pas sensible à ce genre d’hommes.
— L’honneur est pour moi. J’ai vu vos analyses pertinentes à la télé, déclara Erica.
Patrik la dévisagea. C’était quoi, ce ton roucoulant ?
— Gerhard tient une rubrique dans Avis de recherche, expliqua Erica tout en adressant un sourire radieux au mannequin de mode. J’ai particulièrement aimé votre portrait de Juha Valjakkala. Vous avez soulevé un point que personne d’autre n’avait vu, et je trouve que…
Patrik s’éclaircit la gorge. Les choses ne se déroulaient pas du tout comme il avait imaginé. Il examina le criminologue et nota une dentition admirable et une nuance de gris parfaite aux tempes. Ainsi que des chaussures propres et cirées. Qui, nom de Dieu, arrivait à avoir des chaussures cirées en plein hiver ? Patrik jeta un regard triste sur ses propres godillots qui devraient être passés au Kärcher pour retrouver un aspect correct.
— Nous avons quelques questions à vous poser, dit-il.
Il s’assit dans une des chaises des visiteurs en s’efforçant de garder une expression neutre. Erica n’aurait pas la satisfaction de le soupçonner d’être jaloux. Car il ne l’était pas. Il trouvait simplement inutile de gaspiller un temps précieux à du bavardage sur des sujets qui n’avaient rien à voir avec l’objet de leur visite.
— Oui, j’ai lu attentivement les documents que vous m’avez fait parvenir, dit Gerhard en s’asseyant derrière son bureau. Ceux concernant la disparition de Victoria, et les autres. Je ne peux évidemment pas faire une analyse approfondie aussi rapidement et avec si peu de données, mais deux, trois choses m’ont frappé…
Il croisa ses jambes et joignit le bout de ses doigts, un geste que Patrik trouva extrêmement agaçant.
— Je prends des notes ? demanda Martin.
Il donna un petit coup de coude à Patrik, qui sursauta et hocha la tête.
— Oui, s’il te plaît, répondit-il, et Martin sortit bloc-note et stylo.
Gerhard reprit :