Martin, toujours aussi attentif, se pencha en avant :
— Vous disiez que la victime doit remplir une fonction. Quel peut être le but des mutilations de Victoria ? Pourquoi le ravisseur fait-il une chose pareille ?
— Comme je viens de le dire, il est probable que les victimes ressemblent à une personne qui est importante pour le criminel. Au vu des blessures, je dirais que leur but est de lui procurer un sentiment de contrôle. En la privant de ses sens, il la contrôle entièrement.
— Mais il aurait pu se contenter de la garder prisonnière dans ce cas ?
— Pour la plupart, cela suffit, effectivement. Mais dans le cas qui nous préoccupe, il est allé plus loin. Réfléchissez : il a privé Victoria de la vue, de l’ouïe et de la parole, elle est enfermée dans un espace noir et silencieux sans possibilité de communiquer. En principe, il a créé une poupée vivante.
Patrik frémit. Ce que disait cet homme était tellement bizarre et ignoble que ça paraissait sorti d’un film d’horreur. Or, c’était la réalité. Il réfléchit encore un moment. Malgré l’intérêt de ces éléments d’analyse, il était difficile de voir concrètement comment s’en servir pour faire avancer l’enquête.
— En partant de ce dont nous venons de parler, dit-il, est-ce que vous voyez comment nous devons nous y prendre pour arrêter un tel barbare ?
Struwer garda le silence un court instant, semblant réfléchir à la manière d’exprimer sa pensée.
— Je m’avance peut-être, mais je dirais que la victime de Göteborg, Minna Wahlberg, est particulièrement intéressante. Son histoire est un peu différente de celles des autres filles. Elle est également la seule avec qui le ravisseur a commis l’imprudence d’être vu.
— Nous ne sommes pas sûrs que le conducteur de la voiture blanche soit le ravisseur, fit remarquer Patrik.
— Non, c’est vrai. Mais si on part de cette idée, il est intéressant de constater qu’elle est montée dans la voiture de son plein gré. On ignore certes comment les autres filles ont été enlevées, mais le fait que Minna monte dans le véhicule nous indique que le conducteur lui a paru inoffensif, ou bien qu’elle l’a reconnu et n’a pas eu peur de lui.
— Vous voulez dire que Minna connaissait peut-être le ravisseur ? Qu’il a un lien avec elle ou avec le lieu où il l’a enlevée ?
Ce que disait Struwer faisait écho aux pensées que Patrik avait nourries. Minna tranchait nettement avec les autres.
— Ils ne se connaissaient pas forcément, mais elle savait peut-être qui il était. Il a été vu en la faisant monter dans sa voiture, contrairement aux autres fois. Ce qui peut signifier qu’il était en terrain connu et se sentait trop en sécurité.
— Cela aurait dû le rendre plus prudent, il me semble ? Il risquait davantage d’être reconnu, objecta Erica, et Patrik lui lança un regard respectueux.
— Oui, d’un point de vue logique, il aurait dû se méfier, dit Struwer. Mais nous, les humains, ne sommes pas aussi cohérents. Les schémas et les habitudes sont solidement ancrés en nous. Il devait se sentir à l’aise dans son propre environnement, et ce paramètre augmente forcément le risque de commettre des erreurs. Et il en a commis une.
— Je suis d’accord avec le fait que Minna se distingue des autres, dit Patrik. Malheureusement, nous venons de parler avec sa mère, mais sans rien découvrir de plus.
Du coin de l’œil, il vit Erica hocher la tête, en signe d’acquiescement.
— À votre place, je continuerais sur cette piste. Focalisez-vous sur les différences, c’est un conseil général pour les portraits psychologiques de criminels. Pourquoi le schéma est-il rompu ? Qu’est-ce qui rend une victime particulière au point de changer le comportement du coupable ?
Patrik réalisa qu’il avait raison.
— Nous devons examiner les différences plutôt que les dénominateurs communs ?
— Oui, c’est ce que je vous conseille. Même si votre priorité reste le cas de Victoria, la disparition de Minna peut vous être utile. D’ailleurs, vous vous êtes réunis ?
— Comment ça ? demanda Patrik.
— Les districts. Est-ce que vous vous êtes réunis pour évoquer ensemble les données dont vous disposez ?
— On reste en contact et on partage tout notre matériel.
— C’est bien, mais je pense qu’une véritable réunion aurait un effet salutaire. Parfois, il suffit d’une sensation qui mène à une autre, rien qui ne soit écrit sur un papier, mais qui se trouve entre les lignes dans le matériel d’investigation. Vous connaissez sûrement cette intuition qui vous chatouille le ventre et vous aide à avancer. Dans de nombreuses enquêtes, c’est ce flou imprécis qui a finalement permis d’arrêter le criminel. Et ça n’a rien d’étrange. Notre inconscient joue un rôle bien plus grand qu’on ne le croit. On prétend parfois que l’homme n’utilise qu’un infime pourcentage de son cerveau, et c’est sans doute vrai. Faites en sorte de vous rencontrer, et écoutez-vous.
— Je suis d’accord, on aurait déjà dû le faire. Mais on n’a pas trouvé le moment.
— Ça vaut le coup, croyez-moi, dit Gerhard.
Il y eut un silence. Plus personne n’avait de questions à poser, chacun méditait les paroles de Struwer. Patrik doutait un peu de l’efficacité de sa proposition, mais il était prêt à tout considérer. Tout plutôt que de ne pas prendre Struwer au sérieux et de se rendre compte après coup qu’il avait raison.
— Merci d’avoir pris le temps de nous recevoir, dit Patrik, et il se leva.
— Tout le plaisir était pour moi.
Gerhard Struwer fixa ses yeux bleus sur Erica, et Patrik prit une profonde inspiration. Des types comme lui, il y en avait beaucoup trop. Il brûlait d’envie d’établir son profil, ça ne devrait pas être trop difficile.
Terese ressentait toujours un malaise quand elle se rendait au centre équestre. La ferme lui était si familière. Jonas et elle étaient sortis ensemble pendant deux ans. Ils étaient très jeunes à l’époque, en tout cas c’est l’impression qu’elle avait aujourd’hui, et beaucoup d’eau avait coulé sous les ponts. Mais ça faisait quand même bizarre, d’autant que Marta avait été à l’origine de leur rupture.
Un jour, Jonas lui avait tout bonnement dit qu’il avait rencontré une autre femme et qu’elle était son âme sœur. C’étaient ses propres mots. Terese avait trouvé le terme étrange ; grave et désuet à la fois. Plus tard, quand elle avait rencontré sa propre âme sœur, elle avait compris ce qu’il avait voulu dire. Car c’est exactement ce qu’elle avait ressenti lorsque Henrik, le père de Tyra, l’avait invitée à danser au bal populaire sur le ponton de la place Ingrid-Bergman. Elle avait tout de suite su qu’ils allaient passer leur vie ensemble. Puis tout avait basculé, en une fraction de seconde. Tous leurs projets, tous leurs rêves. Un aquaplaning un soir de pluie, et Tyra et elle s’étaient retrouvées seules.
Ça n’avait jamais été pareil avec Lasse. Leur relation n’avait été qu’un moyen de sortir de la solitude, de partager à nouveau le quotidien avec quelqu’un. Et ça avait fini en eau de boudin. Aujourd’hui elle ne savait pas ce qui était le pire : toutes ces années où il buvait et où Tyra et elle vivaient dans l’inquiétude permanente de ce qu’il pourrait entreprendre. Ou bien sa toute récente sobriété, qu’elle avait d’abord saluée avant de découvrir les problèmes qu’elle occasionnait.
Si Terese ne croyait pas un seul instant à la foi toute neuve de Lasse, elle comprenait parfaitement ce que cette Église évangélique avait eu d’attirant pour lui. Elle lui avait offert l’occasion de jeter aux oubliettes ses mauvaises décisions et ses vieilles dettes sans en assumer la responsabilité. Dès qu’il avait rejoint la communauté et reçu le pardon de Dieu — d’après elle en un temps record — il s’était scindé en deux personnes. Tout ce qu’elle et les enfants avaient subi, il l’attribuait à l’ancien Lasse, celui qui avait vécu dans le péché et l’égoïsme. Le nouveau Lasse était un homme pur et honnête qui ne pouvait en aucune manière être tenu pour responsable des actes de l’ancien. Si elle se hasardait à évoquer les humiliations qu’il leur avait infligées, il réagissait à son “prêchi-prêcha” avec une colère retenue en se disant très déçu qu’elle se focalise sur les aspects négatifs au lieu de recevoir Dieu, comme il l’avait fait, et de devenir un être qui répandait “lumière et amour”.