— J’ai fait de mon mieux. Et ça n’a pas été facile.
Helga se leva et commença à débarrasser la table. Marta vit que ses mains tremblaient. Elle avait toujours eu les nerfs fragiles.
— Toi qui as eu tellement de chance ! Tu as eu un bon mari, bien meilleur que ce que tu méritais. On devrait me donner une médaille pour t’avoir supportée toutes ces années. Je ne sais pas ce qui m’a pris à l’époque, alors qu’un tas de filles me couraient après. Je devais me dire que tu avais des hanches larges et solides pour mettre au monde des enfants. Alors que même ça, t’as à peine réussi à le faire. Allez, santé !
Einar leva de nouveau son verre.
Marta étudia ses ongles. Elle ne se sentait même pas mal à l’aise. Elle avait assisté à ces scènes tant de fois. En général, Helga non plus ne prêtait pas attention aux tirades d’ivrogne d’Einar, mais ce soir ce fut différent. Soudain elle prit une casserole et la balança dans l’évier de toutes ses forces. Puis elle se retourna lentement. Sa voix était basse, à peine audible. Mais dans leur silence stupéfait, les mots furent parfaitement clairs.
— Je. N’en. Peux. Plus.
— Salut, c’est moi !
Enfin de retour chez soi ! Le déplacement à Göteborg avait vivement contrarié Patrik, et il n’avait pas réussi à se calmer pendant le trajet du retour. Pour couronner le tout, Erica avait l’air de penser que sa mère était venue chez eux accompagnée d’un homme.
— Salut ! gazouilla Kristina dans la cuisine.
Patrik regarda l’intérieur de sa maison d’un œil méfiant. Un instant il se demanda s’il n’était pas entré chez quelqu’un d’autre. Tout semblait si propre et bien rangé.
Erica ouvrit de grands yeux lorsque, à son tour, elle franchit la porte. Elle se fendit d’un “Waouh !”, mais le changement sembla lui inspirer des sentiments mitigés.
— Tu as fait appel à une société de nettoyage ou quoi ? lança Patrik à sa mère.
Il ne savait pas que le sol du vestibule pouvait être aussi nickel, débarrassé de ce sempiternel gravier. Il étincelait. Toutes les chaussures étaient soigneusement alignées sur l’étagère prévue à cet effet — un meuble qui n’était que rarement utilisé, les chaussures formant en général un grand tas par terre.
— Juste l’agence Hedström et Zetterlund, dit Kristina de sa voix flûtée en sortant de la cuisine.
— Zetterlund ?
Patrik devina vite la réponse.
— Bonjour ! Je m’appelle Gunnar.
Venant du séjour, un homme s’avança vers lui, la main tendue. Patrik l’examina et entraperçut en même temps l’amusement d’Erica, qui l’observait. La poignée de main de Gunnar fut enthousiaste et vigoureuse, un peu trop peut-être.
— Vous avez vraiment une maison sympa, et des enfants formidables ! Cette petite demoiselle ne se laisse pas faire, elle est sacrément délurée, je vous le dis. Et ces deux petits garnements, j’imagine qu’ils vous donnent du fil à retordre, mais ils sont tellement adorables !
Il continua de secouer la main de Patrik qui réussit à produire un sourire.
— Oui, c’est vrai, ils sont chouettes.
Il fallut encore de longues secondes avant que Gunnar finisse par lui lâcher la main.
— Je me suis dit que vous auriez faim, du coup j’ai préparé à manger, dit Kristina en retournant dans la cuisine. J’ai fait tourner quelques machines aussi, et j’avais demandé à Gunnar d’apporter sa boîte à outils, tant qu’à faire, comme ça il a pu réparer quelques petits trucs que tu n’avais pas eu le temps d’arranger, Patrik.
Il nota alors que la porte des toilettes, qui était bancale depuis quelque temps, voire quelques années, était soigneusement redressée. Il se demanda quels autres problèmes dans son domicile Bob le Bricoleur avait réglés, se sentant malgré lui un peu agacé. Il avait eu l’intention de s’occuper de cette porte. C’était sur sa liste de choses à faire. Dès qu’il aurait le temps.
— Oh, c’était un plaisir. J’ai eu une entreprise de bâtiment pendant de nombreuses années, et ces petites bricoles, c’est un jeu d’enfant. L’astuce, c’est de prendre les problèmes à bras-le-corps, tout de suite, pour éviter qu’ils ne s’accumulent, précisa Gunnar.
Patrik afficha un autre sourire figé.
— Mmm, merci. Je… j’apprécie, vraiment.
— Ben oui, ce n’est pas facile pour vous les jeunes de trouver le temps de tout faire. Les mômes, le boulot, le ménage et avec ça la maison à entretenir. Il y a toujours une flopée de bricoles à réparer dans les vieilles maisons comme celle-ci. Mais elle est belle, solide quoi. Ils savaient construire à cette époque, pas comme les murs d’aujourd’hui qui sont montés à la va-vite. Après, les gens se demandent pourquoi ils ont des problèmes d’humidité et de moisissure. Le bon vieux savoir-faire d’antan, personne ne sait plus ce que c’est…
Gunnar secoua la tête et Patrik saisit l’occasion de se retirer dans la cuisine où Kristina était aux fourneaux, en pleine conversation avec Erica. Avec une pointe de joie maligne, il nota que même sa femme adorée avait un sourire forcé aux lèvres.
— Je sais que vous avez beaucoup à gérer, Patrik et toi. Ce n’est pas facile de combiner les enfants et une carrière, et les gens de votre génération s’imaginent qu’on peut tout faire en même temps, mais le plus important pour une femme, ne le prends pas mal, Erica, je le dis avec les meilleures intentions, c’est de donner la priorité aux enfants et à la maison, et les gens peuvent bien rire de nous, les femmes au foyer, mais moi, j’ai trouvé ça très satisfaisant de rester à la maison avec les miens et de ne pas être obligée de les conduire tous les jours dans une de ces garderies, et ils ont pu grandir dans une atmosphère propre et ordonnée, cette histoire comme quoi un peu de poussière dans les coins serait bénéfique je n’y crois pas une seconde, c’est sûrement pour ça que les enfants de nos jours ont un tas d’allergies et de maladies bizarroïdes, parce que les gens ne savent plus faire le ménage chez eux, et puis permets-moi aussi de souligner l’importance d’une nourriture saine et cuisinée à la maison, car quand le mari rentre, et Patrik a tout de même un travail lourd en responsabilités, il est en droit de trouver un foyer rangé et paisible où on lui sert des repas équilibrés, pas ces horribles plats cuisinés tout prêts avec un tas d’additifs abracadabrants qui remplissent votre frigo, et je dois dire que…
Patrik écoutait, fasciné, en se demandant si sa mère avait respiré une seule fois pendant sa longue tirade. Il vit qu’Erica serrait les dents, et sa joie mesquine se transforma en compassion.
— On fait les choses différemment, maman, l’interrompit-il. Ça ne veut pas dire que c’est moins bien. Tu as fait un boulot formidable pour ta propre famille, mais Erica et moi, on a choisi de partager la responsabilité des enfants et de la maison, et sa carrière est tout aussi importante que la mienne. Je veux bien reconnaître que parfois je suis un peu paresseux et que je la laisse assumer toute la charge, mais je m’efforce de m’améliorer. Alors si tu dois critiquer quelqu’un, c’est moi, parce que Erica se démène comme un diable pour que tout fonctionne chez nous. Et on a une vie magnifique. Il y a peut-être un peu de crasse ici ou là, et le panier à linge déborde, et, oui, c’est vrai qu’on mange du poisson pané et les boulettes de viande du supermarché, mais jusque-là personne n’en est mort. — Il embrassa Erica sur la joue. — En revanche, nous sommes très reconnaissants pour tout ce que tu fais, et tes merveilleux petits plats nous font vraiment plaisir. Ça nous change des trucs sous plastique.