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L’air dans la grange était opaque et de la fumée sortait de sa bouche quand elle respirait. Helga serra plus fort son manteau sur elle. Elle savait que, pour Jonas et Marta, les dîners du vendredi étaient une corvée. La lassitude qu’elle lisait sur leur visage l’indiquait clairement. Mais ces dîners étaient le point d’équilibre de son existence, le seul moment où elle avait l’impression qu’ils formaient une véritable famille.

Hier, il avait été plus difficile que jamais d’entretenir l’illusion. Car oui, ce n’était que ça : une illusion, un rêve. Elle en avait eu, des rêves. Quand elle avait rencontré Einar, il avait pris le relais, remplissant sa vie tout entière avec ses épaules larges, ses cheveux blonds et un sourire qu’elle avait trouvé chaleureux, mais qui — elle l’avait appris à ses dépens — signifiait bien autre chose.

Elle s’arrêta devant la voiture dont Molly avait parlé, sachant pertinemment que c’était celle-là. Si elle avait eu l’âge de sa petite-fille, elle aurait choisi la même. Helga laissa son regard balayer les véhicules dans la grange. Vides et tristes, ils n’en finissaient pas de rouiller.

Elle se rappelait exactement la provenance de chacun d’eux, chaque voyage qu’avait fait Einar pour acquérir de vieilles guimbardes à retaper. Il fallait de nombreuses heures de travail avant que les épaves soient en état d’être vendues. En réalité, cette activité n’avait pas été si lucrative, juste assez pour leur permettre de vivre décemment, et Helga n’avait jamais eu à se faire de souci pour l’argent. Einar avait au moins su accomplir ça : il les avait fait vivre, Jonas et elle.

Lentement elle s’éloigna de la voiture de Molly, comme elle l’appelait mentalement, et s’approcha d’une vieille Volvo noire constellée de grosses taches de rouille, au pare-brise éclaté. Elle aurait été belle si Einar avait eu le temps de la remettre à neuf. En fermant les yeux, elle revoyait le visage de son mari quand il rentrait en remorquant une nouvelle voiture. Elle devinait tout de suite si le voyage s’était bien passé. Parfois il partait juste pour la journée, parfois ses tournées le menaient à l’autre bout de la Suède et il restait absent toute la semaine. Quand il pénétrait dans la cour, les joues en feu et un éclat fiévreux dans le regard, elle savait qu’il avait trouvé ce qu’il voulait. Ensuite, pendant des jours, voire des semaines, il se laissait absorber par son travail. Elle pouvait alors se consacrer à Jonas, à la maison. Elle était débarrassée des crises, de la haine froide dans ses yeux, de la douleur. C’étaient ses heures les plus heureuses.

Elle toucha la voiture et frémit en sentant la tôle froide sous sa main. La lumière dans la grange s’était lentement déplacée pendant sa déambulation parmi les véhicules, et les rayons du soleil qui entraient par les interstices du mur se réfléchirent soudain dans la laque noire. Elle retira sa main. Cette voiture ne vivrait plus. Elle était un objet mort, qui appartenait au passé. Et Helga allait veiller à ce qu’il en soit toujours ainsi.

Erica se pencha en arrière sur sa chaise dans la salle des visites. En partant de chez Wilhelm, elle s’était rendue directement au centre de détention. Il fallait absolument qu’elle parle avec Laila. Heureusement celle-ci paraissait s’être calmée depuis le matin et avait accepté de la recevoir. Elle n’avait peut-être pas été aussi affectée qu’Erica l’avait craint.

Elles étaient toutes les deux silencieuses depuis un moment. Laila l’observait, non sans une certaine inquiétude.

— Comment ça se fait que tu aies voulu me revoir aujourd’hui ?

Erica pesa le pour et le contre. Elle ne savait pas trop quelle réponse donner, mais elle sentait instinctivement que Laila se fermerait comme une huître si elle mentionnait les coupures de journaux et si elle évoquait la possibilité d’un lien.

— Je n’ai pas cessé de penser à ce que tu m’as dit, finit-elle par lâcher. Que c’était effectivement une maison de l’horreur, mais pas de la manière dont tout le monde l’imaginait. Qu’est-ce que tu entendais par là ?

Laila regarda par la fenêtre.

— Pourquoi parler de ça ? Ce ne sont pas des choses qu’on a envie de ressasser.

— Ça, je peux le comprendre. Mais vu que tu acceptes de me voir, je pense qu’au fond c’est de ça dont tu as besoin. Ce serait peut-être bien de le partager avec quelqu’un, de pouvoir travailler dessus.

— Les gens exagèrent l’importance de la parole. Ils voient des thérapeutes et des psychologues, ils ruminent l’histoire avec leurs amis, le moindre événement doit être analysé. Il vaut mieux passer certaines choses sous silence.

— Tu parles de toi-même, là, ou de ce qui s’est passé ? demanda Erica doucement.

Laila se détourna de la fenêtre et la fixa avec ses étranges yeux bleu de glace.

— Des deux peut-être, répondit-elle.

Ses cheveux semblaient encore plus courts que d’habitude. Elle venait sans doute de les faire couper.

Erica décida de changer de tactique.

— Nous n’avons pas beaucoup évoqué le reste de ta famille. Tu veux bien qu’on en parle ? demanda-t-elle, guettant une fissure dans le mur de silence dont Laila s’était entourée.

Laila haussa les épaules.

— Je suppose que oui.

— Ton père est mort quand tu étais petite, mais tu étais proche de ta mère.

— Oui, maman était ma meilleure amie.

Un sourire éclaira son visage, la rajeunissant immédiatement de plusieurs années.

— Et ta sœur aînée ?

— Elle vit en Espagne depuis de nombreuses années, finit-elle par dire. Nous n’avons jamais été proches, et elle a pris ses distances quand… c’est arrivé.

— Elle a une famille ?

— Oui, elle est mariée à un Espagnol, ils ont un fils et une fille.

— Ta mère s’est donc occupée de Peter. Pourquoi Peter et pas Louise ?

Laila lâcha un rire dur.

— Maman n’aurait jamais pu s’occuper de Fille. Avec Peter, c’était différent. Lui et ma mère se sont toujours très bien entendus.

— Fille ? Vous appeliez Louise Fille  ?

— Oui, dit Laila à voix basse. C’est Vladek qui a commencé et ensuite c’est resté, comme un prénom.

Pauvre enfant, songea Erica. Elle s’efforça de contenir sa colère et de se concentrer sur les questions qu’elle devait poser.

— Et pourquoi Louise, ou Fille si tu préfères, ne pouvait-elle pas habiter avec ta mère ?

Laila croisa son regard, presque avec insolence.

— C’était tout simplement une enfant très difficile. C’est tout ce que j’ai à dire là-dessus.

Erica dut accepter de ne pas aller plus loin, et changea de voie.

— À ton avis, qu’est-ce qui est arrivé à Peter quand ta mère… est décédée ?

Une vague de douleur parcourut le visage de Laila.

— Je ne sais pas. Il a disparu, comme ça. Je crois… Je crois qu’il n’en pouvait plus. Il n’a jamais été très fort. C’était un garçon sensible.

— Tu penses qu’il s’est suicidé ?

Erica essaya de poser la question avec tout le tact possible. D’abord il n’y eut aucune réaction chez Laila, puis elle hocha lentement la tête, les yeux baissés.

— Mais il n’a jamais été retrouvé ? demanda Erica.