— Comment ça se passe pour Lasse et sa recherche de travail ?
— Dieu ne semble pas avoir de boulot à lui proposer de sitôt, répondit Terese avec une moue de mépris.
— Nan, il a sûrement autre chose à faire, Dieu, que de s’occuper du chômage de Lasse.
Terese interrompit son mouvement et regarda sa fille.
— Tyra… commença-t-elle, en cherchant les mots justes. Tu penses qu’on s’en sortirait tout seuls ? Sans Lasse ?
Un instant le silence régna dans la cuisine. Dans l’appartement on n’entendait que le chahut dans la chambre des garçons. Puis Tyra répondit tranquillement :
— Oui. Je pense qu’on s’en sortirait très bien.
Elle embrassa sa mère sur sa joue enfarinée, puis alla dans sa chambre se changer. Toutes les filles du centre équestre iraient à la cérémonie d’hommage à Victoria. Elles semblaient presque grisées par l’événement. Tyra les avait entendues chuchoter fébrilement et même discuter des habits qu’elles allaient mettre. Les idiotes. Elles étaient si superficielles et stupides. Aucune n’avait connu Victoria autant qu’elle. Enfin, de la façon dont elle pensait l’avoir connue. Elle sortit lentement sa robe préférée du placard. L’heure était venue de dire adieu.
Garder les jumeaux et Maja lui avait offert une parenthèse bienvenue dans sa routine. Anna n’avait pas menti à Erica, ils s’étaient réellement comportés de manière exemplaire toute la journée, comme le font souvent les enfants. Ce n’est qu’auprès des parents qu’ils donnent libre cours à leur turbulence. La présence d’Emma et d’Adrian y avait sûrement été pour beaucoup aussi. Ils étaient les idoles de leurs cousins du simple fait si enviable d’être “des graaands”.
Elle sourit pour elle-même en essuyant le plan de travail. Ça ne lui était plus arrivé depuis longtemps, elle avait perdu l’habitude. Hier, lorsque Dan et elle avaient parlé ici, dans la cuisine, un espoir s’était allumé. Elle savait qu’il pourrait s’éteindre à tout moment, car Dan s’était aussitôt muré dans le silence. Mais ils avaient quand même fait un petit pas l’un vers l’autre.
Elle n’avait pas menti en affirmant qu’elle était prête à déménager si c’était ce qu’il voulait. Elle était même allée sur le Net deux ou trois fois pour chercher un appartement qui pourrait leur convenir, à elle et aux enfants. Mais ce n’était pas ce qu’elle souhaitait. Elle aimait Dan d’un amour profond.
Ces derniers mois, ils avaient malgré tout fait quelques petites tentatives pour jeter un pont au-dessus du gouffre qui les séparait. Un soir chargé d’émotion et de vin, Dan avait même touché son corps, et elle s’était agrippée à lui comme une naufragée. Ils avaient fait l’amour, mais le lendemain, il avait semblé si tourmenté qu’elle avait eu envie de s’enfuir. Ils ne s’étaient plus touchés depuis. Jusqu’à leur étreinte maladroite hier dans la cuisine.
Anna regarda par la fenêtre de la cuisine. Les enfants jouaient dehors. Petits et grands adoraient les batailles de boules de neige et faire des bonshommes de neige. Elle s’essuya les mains sur un torchon et posa doucement une main sur son ventre. Elle avait porté l’enfant de Dan, et elle essaya d’en retrouver la sensation. Il aurait été malhonnête d’attribuer son faux pas au chagrin de l’avoir perdu, on ne pouvait pas charger un enfant innocent d’un tel fardeau. Mais à la douleur de l’absence se mêlait la culpabilité, et elle pensait parfois que tout aurait été différent si leur petit garçon avait vécu. Il aurait joué, là, dehors, avec ses grands frère et sœur, un petit Bibendum emmitouflé sous plusieurs épaisseurs de vêtements chauds.
Erica avait peur que les jumeaux ne rappellent à Anna le fils qu’elle avait perdu. Et au début, c’était effectivement le cas. Elle avait été jalouse, elle avait ruminé de sombres pensées d’injustice. Puis c’était passé. Il n’existait pas de balance pour veiller à ce que les choses soient équitablement réparties dans le monde. Aucun raisonnement logique ne pouvait expliquer pourquoi Dan et elle avaient perdu cet enfant tant désiré. Maintenant, tout ce qu’elle pouvait espérer, c’est qu’ils trouveraient un chemin pour revivre chaque jour l’un avec l’autre.
Une boule de neige vint frapper la vitre et Anna croisa le regard effrayé d’Adrian. Sa main recouverte d’une moufle se plaqua sur sa bouche. Elle eut le cœur serré de voir sa mine inquiète et se décida aussitôt. Allant tout droit dans le vestibule, elle enfila ses vêtements d’hiver et ouvrit grande la porte d’entrée, présenta sa meilleure imitation d’un monstre hideux et rugit :
— Ah, mes petits loups ! Vous allez voir ce que c’est, une vraie bataille de boules de neige !
Les enfants n’en crurent pas leurs yeux. Puis une explosion de cris de joie monta vers le ciel d’hiver.
Gösta et Martin s’installèrent tout au fond de l’église. Gösta avait décidé d’assister à l’hommage rendu à Victoria dès qu’il avait appris qu’une telle cérémonie serait organisée. Le sort épouvantable de la jeune fille avait éveillé l’inquiétude et la peur à Fjällbacka. Dans l’attente de l’enterrement qui aurait lieu plus tard pour des raisons liées à l’enquête, les amis et la famille se retrouveraient pour parler de Victoria, se souvenir d’elle et extérioriser le sentiment d’horreur qui les avait envahis face aux supplices endurés par la jeune fille. Il était tout à fait légitime que Martin et lui soient présents en tant que représentants des forces de l’ordre.
Assis sur le dur banc d’église, il avait du mal à tenir à distance ses propres souvenirs. Il avait vécu deux enterrements en ces lieux : celui de son fils et, bien des années plus tard, celui de sa femme. Gösta fit tourner sur son doigt l’alliance qu’il portait encore. Il n’avait jamais trouvé l’occasion propice pour l’enlever. Maj-Britt avait été son grand amour, sa compagne, son âme sœur, et il n’avait jamais songé à la remplacer.
Les chemins que prend la vie sont vraiment insondables, songea-t-il. Parfois il se demandait si, après tout, il n’existait pas une puissance supérieure qui dirigeait l’humanité à sa guise. Il n’y avait jamais cru auparavant, il se serait plutôt dit athée, mais il sentait chaque jour un peu plus la présence de Maj-Britt. Comme si elle marchait à ses côtés. Et c’était un vrai miracle qu’Ebba, après tant d’années, ait trouvé une place si évidente dans sa vie et dans son cœur.
Il laissa son regard balayer l’intérieur de l’église. Un beau bâtiment en pierre locale, le célèbre granit du Bohuslän, percé de hautes fenêtres qui laissaient entrer des flots de lumière. À gauche, une chaire bleue. À l’avant, derrière la balustrade sculptée, l’autel. L’église était, une fois n’est pas coutume, pleine à craquer. Des membres de la famille et beaucoup de jeunes de l’âge de Victoria. Sûrement des camarades de classe, mais Gösta reconnaissait aussi plusieurs filles du club d’équitation. Elles étaient regroupées sur deux rangs intermédiaires d’où montaient des sanglots bruyants.
Gösta jeta un regard oblique à Martin et réalisa qu’il n’aurait peut-être pas dû lui proposer de l’accompagner. Récemment, c’était sa compagne Pia qui avait reposé dans un cercueil devant l’autel, et il put voir au visage blanc de son collègue que c’était exactement ce à quoi il pensait.
— Écoute, je peux très bien me charger de cette mission tout seul, si tu préfères. Tu n’es pas obligé de rester là.
— Ça ira, répondit Martin avec un sourire forcé.
Tout au long de l’hommage à Victoria, il maintint le regard dirigé droit devant lui.
Quand le dernier hymne se tut, Gösta espéra que cette cérémonie émouvante avait apporté un peu de consolation à la famille. Au premier rang, les parents de Victoria se relevèrent avec peine, Helena s’appuyant sur Markus. Ils sortirent par l’allée centrale et l’assemblée les suivit d’un pas lent.