Ses larmes jaillirent enfin, l’empêchant de parler, et Gösta fit spontanément un pas en avant pour le prendre dans ses bras.
— Chut… allons, ce n’est pas ta faute, il ne faut pas raisonner comme ça. Personne ne t’accuse. Tu voulais protéger ta famille, on le comprend. Ce n’est pas ta faute, répéta-t-il.
Il sentit finalement le corps tendu de Ricky se décontracter et ses pleurs se calmer, avant qu’il lève la tête et le regarde.
— Quelqu’un d’autre était au courant, dit-il à mi-voix.
— Qui ça ?
— Je ne sais pas. Mais j’ai trouvé des lettres bizarres dans la chambre de Victoria. Des trucs délirants sur Dieu et les pécheurs et les feux de l’enfer.
— Tu les as gardées, ces lettres ? demanda Gösta en redoutant la réponse.
Ricky secoua la tête.
— Non, je les ai jetées. Je les ai trouvées trop… immondes. J’avais peur que papa et maman les trouvent, et qu’ils soient encore plus malheureux. Du coup, je m’en suis débarrassé. J’ai fait une bêtise ?
Gösta lui tapota l’épaule.
— Ce qui est fait est fait. Mais tu les as trouvées où ? Et surtout, j’ai besoin que tu me décrives plus précisément leur contenu.
— J’ai fouillé dans sa chambre quand elle a disparu. Avant vous. Je pensais peut-être trouver quelque chose qui les démasquerait, Jonas et elle. Les lettres étaient enfouies au fond d’un tiroir de son bureau. Je ne me rappelle pas exactement ce qu’il y avait écrit. Juste que ça ressemblait à des citations de la Bible. Des mots comme “coulpe” et “pécheresse”, des trucs comme ça.
— Et tu as supposé qu’il était question de la relation entre Victoria et Jonas ?
— Oui, ça m’a paru le plus probable. Que quelqu’un était au courant et… voulait leur faire peur.
— Et tu n’as aucune idée de l’identité de cette personne ?
— Non, je suis désolé.
— Très bien. Merci en tout cas de nous l’avoir dit. C’était courageux de ta part, dit Gösta. Va donc rejoindre tes parents, ils se demandent sûrement de quoi on est en train de parler.
Ricky ne répondit pas. Il baissa simplement la tête et retourna d’un pas lourd vers l’église.
Quand Patrik rentra, la nuit était tombée depuis plusieurs heures. Dès la porte franchie, il sentit les effluves émanant de la cuisine. Apparemment, Erica avait préparé un bon petit dîner du samedi, il pariait sur son sauté de porc au roquefort, avec des potatoes, un de ses plats préférés. Il alla la rejoindre.
— J’espère que tu as faim, dit-elle en l’enlaçant.
Ils restèrent ainsi un long moment, puis Patrik s’approcha de la cuisinière et souleva le couvercle de la cocotte Le Creuset turquoise qu’elle n’utilisait que pour des occasions particulières. Il ne s’était pas trompé. Des tranches de filet mignon mijotaient dans une sublime sauce onctueuse, et au four, les quartiers de pommes de terre dorés et croustillants terminaient leur cuisson. Une salade était prête, la variante de luxe, avec des jeunes pousses d’épinard, des tomates cerises, du parmesan et des pignons, accompagnés de la vinaigrette aux herbes qu’il adorait.
— Je suis affamé ! répondit-il, et c’était vrai, son estomac était torturé par les crampes, et il réalisa qu’il n’avait rien avalé de la journée. Et les enfants, ils ne mangent pas ?
Il leva le menton vers la table mise pour deux, avec le service du dimanche et des bougies allumées. Une bouteille d’amarone était débouchée pour que le vin soit aéré, et il comprit qu’après quelques affreuses journées de travail, il allait connaître un samedi soir de rêve.
— Ils ont déjà mangé, ils regardent Cars à la télé. Je me suis dit qu’on allait dîner tranquillement tous les deux pour une fois. À moins que tu ne tiennes absolument à ce qu’ils viennent à table avec nous, le taquina Erica avec un clin d’œil.
— Non, non, tenons-les éloignés le plus longtemps possible. Aucune menace, aucun chantage ne m’empêchera de dîner en tête à tête avec ma jolie femme.
Il se pencha pour l’embrasser.
— Je vais juste leur faire un petit coucou, je reviens tout de suite. Après, je te filerai un coup de main, tes désirs seront des ordres.
— Tout est sous contrôle, dit Erica en remuant le contenu de la cocotte. Va donc leur faire des bisous, on mangera après.
Un sourire aux lèvres, il pénétra dans le séjour. La lumière était éteinte et les enfants suivaient comme hypnotisés la performance de Flash McQueen sur la piste de course.
— Regarde Flash, comme il est rapide, dit Noel.
Il serrait dans sa main un coin de la couverture doudou qui l’accompagnait toujours sur le canapé.
— Mais pas aussi rapide que papa ! s’écria Patrik, et il se précipita sur les enfants pour les chatouiller jusqu’à ce qu’ils poussent des hurlements.
— Arrêêête, arrêêête ! crièrent-ils à tue-tête, quand tout leur petit corps et leur visage disaient plutôt “Encore, encore !”
Il continua de chahuter un peu pour profiter de leur énergie débordante qui semblait inépuisable et sentir leur chaude haleine contre sa joue. Les rires et les cris montèrent jusqu’au plafond et vint le moment où il put enfin lâcher prise. Une seule chose existait alors : les enfants, leur présent et son propre présent. Puis il entendit un discret raclement de gorge.
— Chéri, le repas…
Patrik s’arrêta.
— Désolé, les mômes. Papa doit s’occuper aussi un peu de maman. Remettez-vous bien dans le canapé avec vos doudous, on viendra vous coucher plus tard.
Après les avoir bordés, il suivit Erica dans la cuisine où les plats étaient sur la table et le vin servi.
— Tu t’es vraiment surpassée ce soir, dit-il en levant son verre pour trinquer. Santé, ma chérie.
— Santé, répondit-elle, et ils dégustèrent le vin en silence, les yeux fermés.
Puis ils bavardèrent un moment en mangeant. Patrik parla des progrès de l’enquête : les voisins n’avaient pas remarqué que la maison des Hallberg faisait l’objet d’une surveillance. Gösta et Martin n’avaient rien pu tirer des filles du centre équestre à propos du cambriolage du cabinet de Jonas. Mais on leur avait fait une déclaration bien plus intéressante.
— Tu dois me promettre de ne le dire à personne, dit-il. Même pas à Anna.
— Bien sûr, je le promets.
— Voilà, d’après Ricky, le frère de Victoria, la jeune fille avait une relation avec Jonas Persson.
— C’est une blague… ?
— Je sais, ça paraît bizarre. Lui et Marta ont toujours donné l’image du couple parfait. Apparemment, il nie, mais si les faits se confirment, il faudra envisager que cette liaison ait un lien avec sa disparition.
— Ricky a pu mal interpréter la situation. Et si l’amoureux était quelqu’un d’autre, quelqu’un chez qui elle se rendait quand elle a disparu ? Et si l’amoureux en question était le ravisseur ?
Patrik réfléchit à ce que venait de dire Erica. Se pouvait-il qu’elle ait raison ?
Au bout d’un moment, il comprit qu’elle voulait lui parler d’autre chose.
— Je voudrais ton avis. C’est un peu tiré par les cheveux, très vague encore, mais il faut que tu m’écoutes.
— Je t’écoute.
Il reposa ses couverts. Le ton suppliant d’Erica avait éveillé sa curiosité.
Elle commença par rendre compte de l’avancée de son livre, de ses entretiens avec Laila, de sa visite à l’ancienne maison de celle-ci et de ses recherches. Pendant qu’elle parlait, Patrik réalisa qu’il n’avait jusqu’alors pas montré un grand intérêt pour le nouveau projet de sa femme. Sa seule excuse était la disparition de Victoria qui avait accaparé son esprit.