Quand elle mentionna la boîte contenant les coupures de journaux, il dressa l’oreille, même si la portée de cet élément lui échappait. Les gens se passionnaient parfois pour une affaire en particulier et collectionnaient la moindre information s’y rattachant. Mais ensuite Erica évoqua sa deuxième visite de la journée, à Wilhelm Mosander de Bohusläningen.
— Wilhelm suivait l’affaire à l’époque. Plusieurs fois au fil des ans, il a tenté d’entrer en contact avec Laila. D’autres encore ont essayé en vain, et quand du jour au lendemain elle a consenti à me voir j’ai compris que c’était un petit événement. Mais je pense que ce n’est pas un hasard.
Elle fit une pause et but une gorgée de vin.
— Comment ça, ce n’est pas un hasard ?
Erica fixa Patrik droit dans les yeux.
— Laila a accepté de me rencontrer le jour où le journal a signalé pour la première fois la disparition de Victoria.
Au même moment, le portable de Patrik sonna, et son instinct de policier l’avertit que cet appel n’apportait rien de bon.
Einar était seul dans le noir. Quelques rares lampes dehors éclairaient la cour et les bâtiments. Des hennissements dans l’écurie parvenaient jusqu’à lui. Les chevaux étaient agités ce soir. Einar sourit. Il avait toujours préféré la discordance à l’harmonie. Il tenait ça de son père.
Il lui arrivait de penser à son vieux avec nostalgie. Ce n’était pas un homme aimable, mais ils se comprenaient, tous les deux, de la même façon que Jonas et lui se comprenaient. Helga, elle, serait toujours exclue de leur connivence, bête et naïve comme elle l’était.
Les femmes étaient des créatures niaises, il en avait toujours été convaincu. Il devait toutefois reconnaître que Marta était différente. Avec les années, il en était même venu à l’admirer. Elle était d’une autre trempe que l’autre là, Terese, la souris terrorisée qui tremblait dès qu’il posait son regard sur elle. Il l’avait détestée, alors qu’à une époque, il avait été question de fiançailles. Bien entendu, Helga adorait Terese. C’était exactement le genre de belle-fille qu’elle aurait voulu prendre sous son aile. Elle s’était sans doute imaginé jacasser avec elle comme le font les bonnes femmes, lui donnant des conseils avisés de belle-mère et mouchant un tas de petits-enfants morveux.
Dieu soit loué, cela n’était pas arrivé. Un jour, Jonas leur avait présenté Marta, et il n’avait plus été question de Terese. Il avait annoncé qu’elle venait vivre avec eux, qu’ils étaient ensemble pour la vie, et Einar l’avait cru sur parole. Il avait échangé un regard avec cette Marta, et chacun avait su ce que l’autre valait. D’un bref hochement de la tête, il avait donné son accord. Helga avait passé plusieurs nuits à pleurer en silence, le visage enfoui dans son oreiller, tout en sachant qu’il était inutile de protester, la décision était prise.
Il n’avait jamais parlé avec Helga de leurs opinions divergentes sur Marta. Ils ne se parlaient pas de cette manière. Pendant une courte période, quand il lui faisait la cour avant leur mariage, il avait fait un effort pour papoter de tout et de rien, afin de lui être agréable. Mais il avait cessé ce bavardage dès la nuit de noces passée, dès qu’il l’eut prise de force comme il s’était tant réjoui de le faire. Il n’y avait aucune raison de poursuivre une telle mascarade.
Assis dans son fauteuil roulant, il sentit son entrejambe se mouiller. Il jeta un coup d’œil. Voilà, la poche de stomie qu’il avait défaite un instant plus tôt avait fui, comme prévu. Avec satisfaction, il inspira profondément et cria :
— Helgaaaaa !
Uddevalla, 1973
Si Laila n’avait jamais vraiment cru à l’existence du mal, elle n’en doutait plus désormais. Elle croisait son regard chaque jour, et il la fixait en retour. Elle avait peur, se sentait épuisée moralement et physiquement. Comment dort-on quand le mal habite votre maison ? Comment trouver le repos ne serait-ce qu’une seconde ? Quand il vit entre vos murs, occupe le moindre recoin, le moindre petit espace.
C’était elle qui l’avait fait entrer, oui, elle qui l’avait créé. Elle l’avait nourri, gavé, l’avait laissé grandir jusqu’à ce qu’il devienne incontrôlable.
Elle regarda ses mains. Les griffures y couraient comme des éclairs rouges, et le petit doigt de la main droite pointait dans un angle anormal. Elle serait obligée de se rendre aux urgences une fois de plus. D’affronter les regards méfiants, les questions auxquelles elle n’était pas en mesure de répondre. Comment pourrait-elle avouer la vérité ? Comment pourrait-elle partager la terreur tapie en elle ? Aucun mot n’y suffirait. Et elle n’y trouverait aucun réconfort.
Il fallait continuer de se taire et de mentir, même si personne ne la croirait.
Le doigt l’élançait. Elle avait du mal à s’occuper de Peter et à accomplir ses tâches ménagères, mais elle s’était aussi découvert une force inouïe. Qui l’aidait à supporter la peur et l’effroi, à évaluer la bonne distance par rapport au mal. D’une façon ou d’une autre, elle tiendrait.
Terese avait appelé tous ceux qui lui vinrent à l’esprit. Les quelques membres de la famille de Lasse, la plupart assez éloignés. Ses vieux copains de beuverie, des amis plus récents, d’anciens collègues, les membres de la congrégation dont elle connaissait le nom.
La mauvaise conscience lui donnait des nausées. Hier dans la cuisine, en préparant ses roulés à la cannelle, un sentiment proche de la joie l’avait étreinte quand elle s’était enfin décidée à le quitter. Elle n’avait commencé à s’inquiéter que vers dix-neuf heures trente, ne le voyant par rentrer pour le dîner et ne parvenant pas à le joindre sur son téléphone. Il était libre de ses mouvements, et en général, quand il n’était pas à la maison, il se trouvait à l’église avec ses nouveaux amis. Mais pas cette fois. Ils ne l’avaient pas vu de toute la journée, ce qui avait achevé de l’inquiéter. Car en réalité, il n’avait nulle part ailleurs où aller.
La voiture aussi avait disparu. Terese avait emprunté celle des voisins et roulé pendant une bonne partie de la nuit, le cherchant partout, bien que la police lui ait dit qu’ils s’en occuperaient le lendemain. Lasse était adulte, il était peut-être parti de son plein gré. Mais elle ne pouvait pas rester là, à se ronger les sangs. Pendant que Tyra gardait les garçons, elle avait cherché dans tout Fjällbacka, elle s’était même rendue à Kville, où était établie la communauté évangélique. Leur Volvo break rouge demeurait introuvable. Elle était reconnaissante envers la police de l’avoir prise au sérieux quand elle les avait contactés. Ils avaient dû percevoir la panique dans sa voix. Même à l’époque où il buvait comme un trou, il rentrait toujours le soir. Et là, il n’avait pas bu une goutte depuis fort longtemps.
Le policier qui était venu lui parler avait naturellement posé des questions à propos de l’alcool. Fjällbacka était une petite localité et il connaissait le passé de Lasse. Elle avait affirmé sans hésiter qu’il n’avait pas replongé, mais à la réflexion, son comportement avait changé ces derniers mois. Outre sa religiosité maniaque, un autre ingrédient était venu s’ajouter. De temps en temps, elle avait surpris un sourire de satisfaction sur ses lèvres, comme s’il couvait un fabuleux secret, qu’il ne voulait pas qu’elle découvre.
Mais comment expliquer une sensation aussi vague à la police ? Ça paraîtrait sûrement insensé. Pourtant, soudain, elle en fut certaine : Lasse avait un secret. Et ce que Terese craignait plus que tout, assise dans sa cuisine alors que l’aube repoussait lentement l’obscurité, c’est que ce secret ne l’ait entraîné sur la mauvaise voie.