Mais il n’y avait rien qu’une petite pièce vide… semblable à une minuscule cellule… ou à une cache. Et il ne comprenait pas à quoi elle pouvait servir.
— Ils ont dû faire ébouler le mur en ôtant le bloc du bas, dit Oster.
— J’en doute, fit Woermann, qui avala un peu de café – pour se réchauffer mais aussi pour se stimuler. Je suis d’accord pour le sol de la cave, qui s’est écroulé dans les sous-sols. Mais pas le mur du couloir…
Il revit la façon dont les pierres étaient éparpillées dans le couloir, comme soufflées par une explosion. Et il n’avait aucune explication à cela. Il reposa sa tasse. Les explications pouvaient attendre.
— Allons, il y a du travail.
Il se dirigea vers son bureau et Oster appela par radio la garnison de Ploiesti, ainsi qu’il devait le faire deux fois par jour. Le sergent avait reçu l’ordre de ne parler que d’une mort accidentelle.
Le ciel était bas. A la fenêtre de ses appartements, Woermann contemplait la cour plongée dans l’obscurité. Le donjon avait changé. Il y régnait un malaise, désormais. Hier, ce n’était rien de plus qu’une vieille bâtisse. Aujourd’hui, c’était autre chose. Les ombres semblaient plus épaisses qu’avant, plus sinistres également.
Il mit cela sur le compte de la surprise causée par la mort de Lutz et sur l’angoisse née de la nuit. Mais quand le soleil apparut finalement au-dessus des montagnes, dévorant les ombres et réchauffant les murailles de pierre du donjon, Woermann eut le sentiment que la lumière ne pouvait chasser le mal. Elle ne pouvait que l’enfouir momentanément.
Les hommes sentaient la même chose, c’était évident, mais il était bien décidé à ce qu’ils gardent le moral. Il enverrait Alexandru chercher une charrette pleine de bois. Il fallait construire des tables et des lits. Le donjon résonnerait bientôt des coups sourds des marteaux.
Il s’approcha de la fenêtre donnant sur la chaussée. Alexandru était là, avec ses deux garçons. Tout irait très bien désormais.
Il observa alors le minuscule village, dont la partie supérieure était éclairée par le soleil alors que l’autre partie baignait toujours dans l’obscurité. Il savait qu’il lui faudrait peindre le village tel qu’il apparaissait en cet instant. Il recula de quelques pas : entouré de blocs de pierre, le village ressemblait à un joyau. Ce contraste était frappant. Et il se mit immédiatement à l’ouvrage.
La journée s’écoula rapidement. Woermann assista à l’ensevelissement du cadavre de Lutz. Le corps et la tête tranchée furent placés dans le trou de la cave et recouverts de terre. La température y était particulièrement fraîche, et il ne semblait pas y avoir trace de vermine. Le corps pourrait y reposer en paix avant d’être rapatrié.
Dans des circonstances normales, Woermann aurait eu la tentation d’explorer le sous-sol – la caverne souterraine aux parois sombres et luisantes aurait pu constituer le sujet d’une intéressante peinture – mais il en alla tout autrement cette fois-ci. Il se disait qu’il faisait trop froid, qu’il pourrait attendre l’été. Mais ce n’était que de faux prétextes. Quelque chose le poussait à fuir cette caverne.
Au fur et à mesure que les heures passaient, il devenait de plus en plus évident que Grunstadt créait un problème majeur. Il n’y avait aucun signe d’amélioration. Il conservait la position dans laquelle on le plaçait et son regard se perdait dans le vide. Il émettait de petits gémissements et hurlait parfois à s’en briser la voix. De plus, il recommençait à se souiller. Il n’absorbait aucun aliment et, à ce rythme-là, il ne pourrait survivre plus d’une semaine. Grunstadt devrait accompagner Lutz s’il ne sortait pas de lui-même.
Woermann s’intéressa de très près au moral de ses hommes et fut satisfait de la façon dont ils accomplissaient les travaux qui leur étaient confiés. Il fallait organiser un système de latrines, fabriquer des tables et des chaises.
Quand le repas du soir fut achevé, personne ne souhaita s’attarder au mess, ne fût-ce que pour fumer une cigarette. Chacun regagna son sac de couchage, à l’exception des hommes de garde.
Woermann modifia légèrement les tours de garde pour que la sentinelle chargée de la cour s’occupe également du couloir menant à la chambre de Grunstadt. Ses cris et ses gémissements auraient empêché qui que ce soit de dormir dans un rayon de plus de trente mètres, mais les hommes aimaient bien Otto et se sentaient tenus à veiller sur lui.
Vers minuit, Woermann était toujours éveillé en dépit d’une terrible envie de dormir. Avec la nuit s’était manifesté un pressentiment qui l’empêchait de se détendre. Il éprouva finalement un désir impérieux de se lever et d’aller inspecter les postes de garde.
Sa tournée l’entraîna dans le couloir de Grunstadt et il décida d’y jeter un coup d’œil. Il tentait de deviner ce qui avait bien pu le prostrer de la sorte. Il regarda dans la pièce. Une lampe à kérosène brûlait dans un coin.
Le soldat était assez calme, il respirait régulièrement mais suait à grosses gouttes. Parfois, il gémissait. Bientôt, il allait hurler à nouveau, et Woermann voulait être loin quand cela se produirait.
Il se préparait à sortir dans la cour quand le cri retentit. Seulement, il n’avait rien de commun avec les autres. C’était un cri suraigu, comme si Grunstadt s’était réveillé en sursaut pour se voir brûler ou percer d’un millier de dagues – un cri reflétant une douleur physique autant qu’émotionnelle. Et puis, subitement, il cessa, comme une radio dont on a accidentellement défait la prise.
Woermann demeura un instant paralysé ; ses nerfs et ses muscles refusaient de lui obéir ; un effort surhumain lui permit de s’élancer dans le couloir. Il pénétra dans la pièce. Il y faisait froid, bien plus froid que la première fois, et la lampe à kérosène était éteinte. Il chercha dans ses poches une allumette, la ralluma et se tourna vers Grunstadt.
Mort. Les yeux grands ouverts fixaient le plafond ; la bouche bâillait, les lèvres étaient retroussées sur les dents, comme immobilisées au milieu d’un hurlement de terreur. Et le cou… la gorge avait été arrachée. Il y avait du sang sur le lit et sur les murs.
Les réflexes de Woermann s’imposèrent. Avant même de s’en rendre compte, il s’empara de son Luger et scruta la pièce pour découvrir l’agresseur. Mais il ne vit personne. Il courut jusqu’à la meurtrière, passa la tête et balaya du regard les murailles. Il n’y avait pas de corde, pas le moindre signe de fuite. Il observa de nouveau la pièce. C’était impossible ! Personne n’avait pu arriver par le couloir, et personne n’était reparti par la fenêtre. Et pourtant, Grunstadt avait été assassiné.
Un bruit de pas dans le couloir le tira de ses pensées. Les gardes avaient entendu le cri perçant, ils seraient là dans un instant. Quel soulagement… Woermann dut reconnaître qu’il était terrorisé. Il n’aurait pu rester seul une seconde de plus dans cette pièce.
Woermann fit placer le cadavre de Grunstadt auprès de celui de Lutz puis il veilla à ce que les hommes travaillent toute la journée à construire des tables et des lits. Il faisait de son mieux pour croire qu’un groupe de partisans anti-allemands était à l’œuvre dans la région, mais il ne parvenait pas vraiment à s’en convaincre. Le meurtrier n’aurait pu s’introduire dans la pièce sans le croiser, et il n’avait vu personne. A moins que l’assassin pût voler comme une mouche, ou traverser les murs…
Il annonça que la garde serait doublée et qu’il y aurait des sentinelles auprès des chambrées afin de surveiller ceux qui seraient en train de dormir.
Les coups de marteau résonnèrent toute la journée. Dans l’après-midi, il trouva un peu de temps à accorder à son tableau. Pendant ce temps-là, au moins, il ne pensa pas à Grunstadt et ne revit pas son visage. Le soir venu, il cessa de peindre. Il avait représenté les murs de la chambre et laissé un emplacement pour la fenêtre, un peu à droite du centre du tableau.